MARTIAL SOLAL > « MON SIECLE DE JAZZ »

Le pianiste et compositeur a vécu la période la plus riche du jazz américain et mondial. Au crépuscule de son existence musicale, il nous offre un récit biographique, très belle chronique des soixante dernières années du jazz en France. Avec une attention spéciale sur la période qui précède le changement de millénaire. Une lecture conseillée et éclairante .

PAR FRANCISCO CRUZ

«  LA VÉRITABLE LIBERTÉ EST (…) DE RACONTER VOTRE HISTOIRE EN TOUTE TRANQUILLITÉ D’ESPRIT »

Préfacé par Alain Gerber, le « siècle remarquablement jazzistique » de maître Solal (appellation d’usage pour toute une génération de pianistes formés à son écoute) est une plongée édifiante, réfléchie et incisive, qui navigue sur les ondes probablement les plus riches du jazz français.

Echappant à la chronologie linéaire, avec justesse et souplesse – parfois critique ou bienveillantes, amères ou drôles -, les histoires de Martial Solal progressent et reculent selon l’intensité des souvenirs gravés dans sa mémoire d’artiste accompli, mais jamais satisfait de lui-même.

Ainsi, en sa compagnie on voyage de façon improvisée, entre le Saint -Germain des Près du Paris en reconstruction culturelle de l’après -guerre et le New York qui fait rêver les jazzmen du monde entier ; entre le Chat qui Pêche de jadis et le Village Vanguard qui demeure un lieu de prestige musical.

Si Duke Ellington a dit de Solal qu’il « a en abondance les éléments essentiels à un musicien… et une technique extraordinaire », et Kenny Werner (trente ans plus tard) de renchérir « Solal n’est pas un virtuose démonstratif et gratuit. Ce sont ses idées qui le rendent virtuose », c’est que dans sa musique et dans son jeu, ses compositions et ses prestations sur scène, il n’y a jamais eu d’esbroufe ni d’effets, ni de pose. Trop exigent et auto-critique, Martial Solal est resté imperméable aux modes et aux apparences. Un artiste vrai.

Et dans sa vérité, des musiciens méritaient son respect et son admiration. Notamment parmi ceux qui ont eu le privilège de partager la scène en sa compagnie :  Michel Portal, Jean-François Jenny Clark, Daniel Humair. Mais aussi des pianistes étrangers, à commencer par Lee Konitz, l’allemand Joachim Kuhn ou le cubain Chucho Valdés. A l’inverse, des musiciens ont nourri ses déceptions, par leur suffisance, leur prétention et leur cupidité : Solal se rappelle amèrement sa rencontre avec Gary Peacock.

Dans le groupe très sélectif des « jeunes » qui ont grandit à son écoute, il avoue une sympathie toute spéciale, quasi paternelle, pour les frères Louis et François Moutin. Et dans sa dimension de (vrai) père, il projette une fierté évidente d’avoir joué en compagnie de sa fille chanteuse, Claudia.

Martial Solal reconnait que la formule du duo fut la plus utilisée dans sa vie de musicien. Pourtant, à contrario de beaucoup de pianistes, il appréciait de se produire en solo et se souvient aussi des joies vécues lors de concerts mémorables en trio, notamment celui avec le bassiste Marc Johnson et le batteur Peter Erskine. Nous étions au studio Ferber pour l’enregistrement d’un album magnifique, puis chez lui pour en discuter, il y a bien trente ans de cela !

Lors de cette rencontre, il nous disait avec certitude et humour : « A mon âge, chaque enregistrement doit être un événement. Ce renouvellement orchestral est excitant comme une nouvelle expérience amoureuse. Si j’avais trouvé des martiens, ça aurait été encore mieux ! », – lancé dans un éclat de rire. En compagnie de deux new-yorkais, l’enregistrement aurait pu se passer aux Etats-Unis, mais Solal préférait rester près de son piano, dans une ambiance familiale et détendue. Il confiait ensuite, « ailleurs je joue moins bien qu’à Paris, parce que je n’ai pas le temps de travailler mon piano dans le bain. Les voyages me fatiguent et les conditions sont toujours moins bonnes. Et puis, New York ne m’excite plus ».

Cet album (Round About Twelve à l’origine, devenu par la suite Triangle), enregistré en deux jours par des musiciens qui n’avaient jamais joué ensemble, s’est mis en place le temps d’un double concert. Un disque pour confirmer la stature de musicien insaisissable, résolument irréductible, de Solal. Un être à part dans le contexte musical français. Pour lui, ce fut une heureuse expérience, le bonheur d’une liberté retrouvée, « car dans le jazz la véritable liberté est d’avoir une assise rythmique qui vous permette de raconter votre histoire en toute tranquillité d’esprit ».

MARTIAL SOLAL
Mon Siècle de Jazz
Ed. Frémeaux & Associés; 162 pages, 20 euros