HERBIE HANCOCK SUR SEINE

Il est l’un des derniers survivants d’une génération de jazzmen qui a marqué la musique des dernières 50 années. Son grand ami Wayne Shorter nous a quitté il y a quelques semaines. Chick Corea, son ancien alter ego -auprès de Miles Davis-, est disparu depuis quelques mois. Ahmad Jamal s’est envolé il y a quelques jours…. Herbie Hancock surmonte la fatigue corrosive provoquée par les derniers attaques contre l’art et la culture et, avec un élan renouvelé, débarque pour trois soirées à Paris. Rendez-vous sur 88 notes originales et improvisées. Immanquable. 

PAR FRANCISCO CRUZ

CAMELEON (MUSIC) MAN

Les saisons s’écoulent implacables et nous n’écouterons plus en concert Keith Jarrett, ni Chick Corea, ni Wayne Shorter, ni Ornette Coleman… Cet été nous ne verrons pas en France John Zorn, ni Gonzalo Rubalcaba, ni Egberto Gismonti, ni Geri Allen, partie trop tôt. Mais nous avons une nouvelle occasion d’écouter Herbie Hancock. La dernière fois à Marseille, il avait joué avec son « frère » Wayne Shorter et avec Marcus Miller, lors d’un tribute posthume à Miles Davis, aux côtés de qui ils avaient tous connu la reconnaissance internationale.
Sur la scène du Parc Longchamp, Hancock fut alors la prestance, Shorter l’élégance et Miller le spectaculaire : diverses façons d’aborder la musique et d’interpréter l’art de Miles Davis. Avec la meilleure volonté et leur qualité instrumentale, ils essayèrent de se rapprocher. Par tempérament, Hancock rentra plus facilement dans le jeu funky de Miller. Shorter et sa poésie, comme une énigme acoustique, s’envola loin, encourageant des jeunes invités à le suivre. Le trompettiste Sean Jones, dans le rôle le plus difficile de sa carrière (jouer Miles sans faire du Miles) s’en tira dignement, tandis que le batteur Sean Rickman, très motivé, glissa parfois  dans la surenchère. 
On reste dans l’attente d’un album pour témoigner de cette aventure.

Herbie Hancock et Wayne Shorter

Bien avant, à l’aube des seventies, Herbie Hancock publia The Prisoner en hommage à Martin Luther King et clôt sa période Blue Note. La communauté afro-américaine faisait son deuil des martyrs de la lutte pour les Droits Civiques et la guerre du Vietnam devint une pure horreur. Miles Davis dissout son quintette et, après des séances expérimentales au Japon, disparut de la scène. Pour Hancock, le monde de la musique n’avait jamais été aussi open on all sides. Son jumeau spirituel, Wayne Shorter, s’associa à Joe Zawinul pour créer Weather Report aux accents rock-world, tandis que son copain Chick Corea forma Return To Forever aux fréquences fusion. Après la flower revolution de Woodstock, et malgré les disparitions de Jimi Hendrix et Janis Joplin, le monde de la musique tournait à plein régime : Led Zeppelin, Pink Floyd, The Who, The Rollings Stones… jouissaient d’une popularité planétaire. Hancock fit leur connaissance, sous l’influence de Miles, qui admirait Santana et Sly Stone. Dans cette ambiance, il publia Crossings, mettant en avant les sons des claviers Moog, Fender et Melotron, déménagea en Californie, signa pour CBS (où il enregistrera la plupart de ses albums électriques) et offrit Sextant, dont le titre «Rain Dance» deviendra un archétype pour les expérimentateurs branchés.
C’est alors que le funk et la révolution électronique numérique explosèrent sur ses claviers. Les Head Hunters naquirent, et avec eux le jazz-funk et trois albums décisifs : l’éponyme Head Hunter (avec dédicace à Sly Stone) devenu un classique de la pop internationale, suivi de Thrust et Flood. Ensuite, sur Man-Child, il invita Wayne Shorter au sax soprano et Stevie Wonder à l’harmonica, le funk se mélangea à la soul. Sur Monster, Hancock sollicitait le guitar hero Carlos Santana. S’ensuivit une phase très synthétique, pendant laquelle, associé à Bill Laswell, il fit preuve d’une boulimie technologique insatiable et expérimenta une foule de claviers, de Future Shock à Perfect Machine, pour atteindre le seuil d’une musique quasi-robotique. On danse frénétique sur Rock It, puis on s’effondre. « Je suis un type très curieux, un maniaque qui veut toucher à toutes les nouveautés technologiques, au son et maintenant à l’image », s’amuse-t-il à préciser.

L’immersion dans le funk-soul, le versant le plus populaire des musiques afro-américaines, est une expérience qui accompagnera toute son évolution ultérieure et déterminera son ouverture au rock-pop, jusqu’à la conception d’une catégorie (et un disque) New Standard. Une sélection de titres rock joués par des jazzmen qui, d’après Hancock, représente pour le public planétaire actuel, une valeur d’identification analogue à celle que l’American Song Book avait naguère pour les amateurs du jazz. On y retrouve des relectures de chansons composées par The Beatles («Norvegian Wood»), Peter Gabriel («Mercy Street»), Prince («Thieves In The Temple»), jusqu’à Nirvana («All Apologies»).

Dans cette direction, Hancock alla encore plus loin, en enregistrant Possibilitiesalbum controversé où il changea sa place de soliste pour celle de sideman prestigieux de Sting et Joss Stone, Paul Simon et Angélique Kidjo,

Angélique Kidjo et Herbie Hancock

Raul Midon et Annie Lennox, dans une veine explorée vingt ans plus tôt à côté du chanteur brésilien Milton Nascimento sur le disque Miltons. 
Pour son album postérieur – Imagine Project – l’alors jeune septuagénaire invita Chaka Khan, Céu et Pink, India Aarie, Susan Tedeschi et Anushka Shankar. Une belle compagnie pour des déambulations entre soul, pop et rock, interprétant Bob Dylan («The Times, They Are A’Changin’»), Peter Gabriel («Don’t Give Up»), Sam Cooke («The Change is Gonna Come»), Bob Marley («Exodus») et The Beatles («Tomorrow Never Knows» et «Imagine»).

Joni Mitchell et Herbie Hancock

Néanmoins, Herbie Hancock revient toujours au jazz, changeant de couleurs comme un caméléon qui, selon sa propre expression  « a peur de se répéter ». Après les standards pop, il s’invita au Gershwin’s World, élégamment entouré de Wayne Shorter, Stevie Wonder et Joni Mitchell, parolière inspirée et voix bouleversante, muse aimée des jazzmen, à qui Hancock consacra l’un de ses plus délicats albums : River. The Joni Letters. Avec la contribution de Norah Jones, Tina Turner et Luciana Souza ; Leonard Cohen en récitant, Wayne Shorter au sax et Lionel Loueke à la guitare. Un cadeau magnifique.

Pour sa nouvelle trilogie de concerts parisiens, Herbie Hancock sera entouré de James Genus à la basse, Trevor Lawrence à la batterie, Lionel Loueké à la guitare et Elena Pinderhughes à la flûte.

HANCOCK SELON LES AUTRES

 

Depuis un demi-siècle, Herbie Hancock est une influence majeure pour plusieurs générations de musiciens, d’origines et de styles très divers.
Voici un bref aperçu de ce que pensent des musiciens que nous avions l’habitude d’entendre près de nous :

VINCENT SEGAL (violoncelliste français) : «Hancock est un excellent compositeur ; il est le roi des gimmicks et sa musique une trouvaille inépuisable de timbres, de rythmes et d’harmonies. J’aime beaucoup l’instrumentiste, notamment dans le quintet de Miles, mais aussi sur le disque qu’il a fait avec Willie Bobo (Inventions & Dimensions, Blue Note, 1963). Le live VSOP : The Quintet (Columbia/Sony,1977) est devenu mon album préféré d’Hancock, surtout par l’intro de guitare de Wah Wah Watson. J’ai rencontré Hancock avec mon ami le percussionniste Angel Figueroa, qui a joué avec lui ; c’était lors d’un concert à La Villette, où le mec qui jouait le synthé basse a défoncé le sound system en trichant sur le niveau !!!»  



ROBERTO FONSECA (pianiste cubain): 
«La découverte d’Herbie Hancock et de son groupe Head Hunters m’a fait plonger dans la fusion et m’a branché aux claviers électriques. Son jazz-funk fut un violent tremblement de terre qui a secoué tous les ciments de ma connaissance musicale classique et mes songes de rocker rebelle. Car très jeune, à La Havane, je jouais beaucoup de rock, j’écoutais à la radio pas mal de chanteurs de soul et de punk. Puis, j’ai commencé à glisser du rock au jazz, et c’est à cette période que mon frère Chuchito Valdés (pianiste aussi, fils de Chucho) m’a fait écouter Head Hunters (Columbia/Sony, 1973), avant de passer à Future Shock. À travers la musique de Hancock, j’ai remonté l’histoire du jazz. Vingt ans plus tard, j’ai rencontré Herbie sur la scène d’un festival au Japon. J’étais très heureux, car il m’a félicité pour ma façon de jouer».

GREGOIRE MARET (harmoniciste suisse): 
«J’ai découvert Herbie à travers Miles, sur le disque Live At Plugged Nickel (1965). Je l’ai écouté adolescent, des années après sa sortie. Ensuite j’ai écouté tous les disques d’Herbie, d’abord les acoustiques, puis les albums funky électriques que je trouve géniaux ! J’aime toute la musique d’Herbie, autant Maiden Voyage (Blue Note, 1965) que Speak Like A Child ou Head Hunters. Sa façon de jouer et de composer est juste magnifique. C’est le mariage parfait entre la connaissance harmonique et la maîtrise rythmique. J’adorait jouer la musique d’Herbie avec lui, comme il l’a conçue. Dans le futur, j’espère pouvoir jouer quelques morceaux à ma façon, car pour lui rendre justice, il faudrait qu’ils soient complètement différents des originaux». 



MIGUEL ZENON (saxophoniste portoricain): 
«Je pense qu’Hancock est un excellent compositeur, et que ces meilleures pièces sont celles des années 60. J’aime beaucoup ses compositions enregistrées sur Speak Like A Child , car je trouve qu’elles sont porteuses d’une vibration très spéciale, que je ne trouve pas aussi intensément concentrée par la suite. Il y est accompagné de trois cuivres : bugle, trombone et flûte. J’ai découvert cet album quand j’étais à l’université et, depuis, j’ai beaucoup étudié les soli que Herbie y joue. Ici, on trouve «The Sorcerer», «Toys», «Goodbye To Chilhood», parmi celles qui ont révélé tout son talent et la singularité de son discours. Car Herbie est l’un des meilleurs pianistes de l’histoire du jazz… sinon Le meilleur». 



FEDERICO GONZALEZ-PEÑA (pianiste uruguayen)
: «En ce moment je suis sur Maiden Voyage, mais l’album que j’aime le plus est The New Standard ; ses reprises de Sade, Prince, BabyFace sont magnifiques. J’ai joué avec Herbie à cette période, car Meshell Ndegeocello a collaboré avec lui pour l’album Red Hot & Cool…et je jouais avec Meshell. J’y joue du Rhodes sur un thème avec Lester Bowie et Wah Wah Watson, en remplacement de Joe Sample ! Puis, on a joué en concert et c’était génial : un mélange entre les Head Hunters et le groupe de Meshell, avec Wah Wah et Herbie. Nous avons répété durant trois jours et j’étais impressioné par son ouverture d’esprit et son humilité. Il est, avec Gonzalo Rubalcaba, l’un des meilleurs pianistes au monde.»

ALEXANDER SAADA (pianiste français) : «J’adorais Herbie Hancock le pianiste ; je ne l’écoute pas beaucoup aujourd’hui, mais j’étais très influencé par son langage, qui était véritablement novateur. Avec Miles, il a eu des moments incroyables ! Comme compositeur, il est vraiment éclectique : il a écrit des beaux standards peu connus et des tubes très efficaces. J’ai beaucoup de respect pour ce musicien. Il véhicule tellement de choses de l’inconscient collectif  ; parler d’Hancock c’est comme parler de Zidane ! Vers dix-sept ans, je jouais avec le trio Picpus Small Orchestre. On faisait des reprises de Jaco Pastorius, Billiy Cobham, Weather Report et d’Hancock. À cette époque, j’ai découvert et adoré Flood. Quand tu es adolescent, et que tu joues dans des bars jusqu’à quatre heures du matin, découvrir les Head Hunters, c’est la fête  !!! Une autre façon d’improviser, avec des codes moins rigides et une grande liberté, surtout rythmique.»

REFERENCES DISCOGRAPHIQUES
Maiden Voyage, Blue Note (1965)
, Speak Like A Child, Blue Note (1968), The Prisoner, Blue Note (1969)

Crossings, Warner (1971)
Sextant, Columbia (1972), 
Head Hunters, Columbia (1973), 
Thrust, Columbia (1974), 
Flood, Columbia (1975), 
Man-Child, Columbia (1975),  
Monster, Columbia (1980), 
Future Shock, Columbia (1983),  
Perfect Machine, Columbia (1988)
New Standard, Verve (1996), 
Gershwin’s World, Verve (1998), 
Possibilities, Verve (2005), 
River, Verve (2007)
Imagine Project, Sony (2010)
Willie Bobo, Inventions & Dimensions, Blue Note (1963)

VSOP : The Quintet , Columbia/Sony (1977)
Milton Nascimento, Miltons, Columbia (1989)

LE 11, 12 et 13 MAI. FONDATION LOUIS VUITTON, PARIS 16