LE MONDE D’AVANT (3)

Une petite musique déjà hypnotique scande l’idée d’UN MONDE D’APRÈS et, par un tour de passe-passe dont personne ne saurait être dupe, à la baguette de cette propagande mondiale se trouvent déjà les responsables DU MONDE D’AVANT. Anatomie d’un détournement programmé.
PAR ROMAIN GROSMAN

LA GRANDE MYSTIFICATION

Le temps va venir, très vite, car ce système ne recule devant aucun cynisme, de reprendre le chemin de la production, de rendre au marché ce dont il a été privé quelques mois dans son histoire. Il faut retourner au travail en masse, vite. Et gare aux réfractaires que tous les éditorialistes seront prompts à désigner comme des traitres au pacte de redressement national. Pas le temps pour le grand questionnement.

On ne sort pourtant pas d’un tel trauma sans s’interroger, sans voir, sans analyser, sans comprendre. Ce monde pourri par l’argent, ils l’ont promu, avec hargne, marchant sur le sort des plus faibles, des plus précaires, attaqués, traqués par toutes leurs lois et leurs atteintes aux droits acquis.

Le réveil initié par le mouvement des Gilets Jaunes est trop proche. Le peuple des relégués s’était dressé, et dans son sillage, des millions de consciences se sont hissées à la hauteur des enjeux. La malbouffe, le glyphosate, les pesticides, les émissions carbonées, le réchauffement climatique, les déserts médicaux, les prisons inhumaines, l’angoisse généralisée de vivre toute son existence sur un fil, l’inaccessibilité au logement digne pour des millions de gens, l’arrêt des centrales de type Fukushima repoussé (quel est le plan en cas d’accident ? on veut savoir) …

Les architectes du MONDE D’AVANT ne peuvent sortir indemnes de ce que l’on vient de traverser. Au-delà des personnes, c’est tout ce système qu’il faut repenser en plaçant l’humain au cœur de notre civilisation.

La logique marchande conduit le monde globalisé au bord du gouffre. Les jeunes, tancés pour avoir osés rêver une vie meilleure – dans quelle civilisation de progrès les générations au pouvoir mènent droit dans le mur leurs propres enfants ? -, doivent prendre le pouvoir d’une révolution citoyenne, intelligente. Pour réinventer un vivre ensemble où la répartition des richesses ne sera plus si honteusement inégalitaire. Où la réflexion sur la démographie sera incontournable (comment imaginer poursuivre la pente de la surpopulation, sur une planète déjà exsangue ? ). Où nous produirions prioritairement, sainement, ce qu’il nous faut, au plus près de nous. Pour retrouver le chemin des plaisirs essentiels, simples. De tâches émancipatrices, épanouissantes. Et non aveuglement destructrices. Avec des politiques de solidarité pour soustraire de la pauvreté tous ceux qui s’y trouvent, et tous ceux qui peuvent y basculer à tout moment.

La culture marchandisée n’est qu’un autre reflet de cette pente calamiteuse suivie et accélérée depuis trente ans. Les trente honteuses.

Le monde des arts et de la musique en particulier a déjà été largement ébranlé par la révolution numérique. Une année sans festivals, sans concerts, va plonger des milliers de musiciens dans une précarité accrue.

Où sont les Louis Armstrong, Duke Ellington, Thelonious Monk d’aujourd’hui ? Les sixties et seventies nous ont offert des trésors de créativité, dans le blues, le rhythm’n’blues, la soul, le funk, puis dans la révélation au plus grand nombre des musiques du monde, la salsa, le raï, le reggae, la bossa… Même les formes populaires, les plus vites rattrapées par les logiques commerciales, comme la pop, le rock, ont longtemps été le creuset d’une expression riche, dense, variée. Où sont les Who, les Pink Floyd, les King Crimson, les Yes ? Qui pour succéder à Marvin Gaye, Curtis Mayfield, Aretha Franklin, et même à Michael Jackson, à Prince ?… La réponse est dans la question.

Dans ce monde individualiste à l’extrême, le processus créatif n’a jamais été autant déconnecté du collectif, aussi soumis à la pression obsédante d’objectifs purement marchands. Pourquoi le beau est-il devenu si rare, et si peu mis en valeur au détriment du prêt à consommer, à reproduire, du duplicable, du digérable, sous toutes les étiquettes complaisamment relayées (« nouveauté », « tendance », etc, comme pour mieux masquer la vacuité de cette production de plus en plus rarement éclairante, émancipatrice ) ?…

Si nous ratons collectivement ce moment d’histoire, l’occasion de laisser derrière nous le MONDE D’AVANT et le pouvoir à ses plus zélés défenseurs, le MONDE D’APRÈS à toutes les chances de lui ressembler comme deux gouttes d’eau, et de nous rapprocher de désastres annoncés.

LE MONDE D’AVANT (1)

LE MONDE D’AVANT (2)