TINA TURNER

Les hommages, accompagnés des références à ses hits pop des années 80, passent souvent à côté de l’essentiel. Anna Mae Bullock a d’abord forgé sa voix, son chant, dans une urgence et une rage de (sur)vivre enracinées dans le souvenir de ses premières années passées sur scène. Dans une Amérique impitoyable qui, pour les artistes afro-américains, réclamait un investissement total. Et dans une histoire personnelle empreinte de violences physiques et morales qui auront façonné son caractère et son expression sous les feux de la rampe, là où elle rayonnait. Comme les James Brown, Otis Redding, autres performers uniques qu’elle vient de rejoindre au paradis de la soul. 

PAR ROMAIN GROSMAN

JAMES, OTIS, TINA…

Parmi ses contemporains, seul James Brown laissait aux spectateurs pareille impression : de ses concerts, on sortait à la fois sonnés, galvanisés, euphoriques, et surtout admiratifs. La comparaison avec le Godfather de la Soul venait naturellement. Lors de l’un des ses derniers concerts à Bercy, au mitan des années 80, suivant son come back en star internationale, sa performance avait été juste sidérante. Peu importe le répertoire propulsé en haut des charts mondiaux par la toute puissante chaîne MTV, les « Private Dancer », « We Don’t Need Another Heroe », « Golden Eye », « What’s Love Got To Do With It » de sa résurrection en icône de la pop des années 80 : pas vraiment des titres mémorables s’il n’y avait eut l’incroyable intensité déployée par l’interprète Tina Turner, totalement en phase avec la vitalité de la jeune Miss Anna Mae Bullock des débuts. Car toute la force, la vérité, la puissance incarnée de l’artiste en scène trouvait sa source dans le vécu de la chanteuse native de Brownsville, Tennessee, élevée dans le petit bourg de Nutbush, et repérée par Ike Turner lors d’un passage dans un club d’East St.Louis à la fin des années cinquante.

Le (remarquable) guitariste, compositeur, directeur d’orchestre, brutal et tyrannique, des Kings Of Rhythm, va alors façonner le diamant brut qui lui brûle les doigts et asseoir d’abord son propre succès, celui d’une revue réglée comme une machine dédiée à un r’n’b de sueur, de râles et de larmes. On a toutes les raisons de détester l’homme, le musicien est lui, comme James Brown, comme Wilson Pickett (d’autres terreurs du circuit), le produit d’une époque impitoyable. Où un artiste afro-américain, dans ces années là, doit sillonner l’Amérique de long en large, multiplier les concerts comme une bête de somme, d’abord dans le Chitlin’ Circuit, avant d’espérer décrocher des salles plus vastes, plus prestigieuses, et de surtout convaincre dans chaque ville où il passe, comme s’il jouait sa peau à chaque fois, les programmateurs radio qui font alors la carrière des groupes de rhythm’n’blues, pris dans une concurrence terrible.

Ike fait de son groupe une revue dégageant une énergie phénoménale. En accélérant le tempo comme peu d’autres. Il mise sur les voix féminines, celles des Ikettes, et celle de Tina en premier lieu, sur leurs chorégraphies, leurs tenues sexy.

Mais dans sa quète paranoïaque de reconnaissance où doivent plier ceux qui le servent, Ike finit par perdre son égérie qui part avec armes et bagages au milieu des années soixante-dix, sans un dollar, sans toit, après un énième accès de violence de son bientôt ex-mentor.

Si Tina quitte la formation qui a fait sa réputation, elle part avec l’essentiel. Un vécu, une science innée de la scène qui n’appartient qu’aux performers de cette décade. Une authenticité et un investissement qui transpirent dans chacune de ses sorties en live.

Si les européens, les Anglais d’abord, lui dessineront une nouvelle carrière avec plus ou moins de bonheur sur le plan artistique – on gardera le meilleur, sa reprise du « Let’s Stay Together » d’Al Green qu’elle admirait – c’est d’abord à son immense cœur, âme, générosité, que la nouvelle Tina, rayonnante, épanouie, doit sa popularité auprès d’un public (et de médias) qui ne connaissaient rien ou presque de ses débuts. Un savoir qu’elle faisait revivre en électrifiant des salles et des stades dans le monde entier, en emportant des foules conquises sur les immenses « Proud Mary », « River Deep Mountain High », « Nutbush City Limits », véritables moments d’anthologies dans lesquels sa légende s’est écrite. Dans la mémoire collective…