IBRAHIM MAALOUF (2) -LA SUITE-

«BEAUCOUP DE MUSICIENS NE JOUENT PAS CE QU’ILS AIMENT VRAIMENT»

Après la sortie de sa Levantine Symphony, le trompettiste publie 14.12.16 – Live In Paris, un coffret (double album + dvd, et en format digital : clé USB audio-vidéo en full HD) enregistré live un soir en décembre 2016...

PAR FRANCISCO CRUZ 

Est-ce que la célébration à Bercy (AccorHotels Arena) de vos dix années de scène (concert de 4 heures avec moult invités) marque une date essentielle dans votre vie musicale ?

À tout point de vue. Pour des raisons personnelles, musicales, extra-artistiques… Je ne sais pas si les gens qui n’y étaient pas sont conscients de ce qui s’est passé ce jour-là. Il ne faut pas oublier l’état de la France secouée par les attentats, le fait d’être arabe à ce moment-là, le fait d’être un instrumentiste et pas un chanteur qui remplit une salle réservée aux artistes pop. Personne à part nous n’aurait parié sur le succès artistique et commercial de ce concert de musique instrumentale. Pour l’image du jazz, ce fut un événement inédit ; jamais un musicien de jazz n’avait donné un concert à Bercy…

L’artiste Ibrahim Maalouf serait-il doublé d’un gestionnaire très efficace ?

Je connais beaucoup de musiciens authentiques qui ne réussissent pas à imposer leur travail. Parmi eux, un bon musicien de jazz, qui galère depuis longtemps, qui fait ses albums, mais qui ne marchent pas. Il est reconnu dans le milieu du jazz, et sa musique est assez conventionnelle. En tournée, entre trains et avions, je le vois avec un casque sur les oreilles… et tout ce qu’il écoute, c’est du hip-hop ! Ça me tracasse alors je lui demande : « Pourquoi tu écoutes une musique et tu en fais une autre ? Ça fait des années que j’écoute tes albums, que je trouve intéressants, et tu te plains toujours que pour moi ça marche, mais pas pour toi… Alors pourquoi ne fais-tu pas la musique que tu aimes ? » Il me répond : « Eh bien, parce que je suis dans le jazz. » Je le regarde sans comprendre, et j’insiste : « Mec, ta passion c’est le hip-hop et tu joues du jazz ! Pourquoi tu ne fais pas un album du hip-hop ?» Il me répond : « Tu es fou ! tu imagines ce que vont dire ceux qui me connaissent dans le jazz ? » Ça me choque, il y a énormément de gens qui font fausse route dans la musique.

Vous-même venez de la musique classique et de la musique arabe…

…et je me suis mis à faire une musique qui ressemble au jazz. Je me suis fait connaître en gagnant des concours de musique classique, pas dans des jam sessions. Mais je ne fais pas du classique pour satisfaire les attentes d’un certain public qui m’a connu jouant Bach ou Haydn. Je fais la musique que mon cœur m’a poussé à faire. Je constate qu’il y a beaucoup de gens qui ne font pas ce qu’ils aimeraient vraiment… Parce que le public, la famille, l’environnement, la pression sociale… Ils n’osent pas.

Hormis la musique, il y a la question du succès et du rapport à l’argent dans le jazz.

Le mien est très sain et humble. Ici en France parler d’argent, ça fait mauvais genre, et je serais mal vu si je disais que j’en gagne, et même beaucoup. Par contre, ici on n’a pas honte de dire qu’on n’a pas d’argent, et c’est très bien. À une époque où je n’en avais pas du tout, j’ai produit mon premier disque en m’endettant de 32 mille euros. Et je n’avais aucune certitude que ce disque sortirait sur le marché ! Je n’avais pas de maison de disques, pas de sponsor. Tous les labels que j’ai contactés, les grands et les autres, m’ont dit que ma musique ne les intéressait pas, ou ne m’ont même pas répondu. Malgré ça, je suis allé voir des musiciens pour leur dire que j’aimerais enregistrer avec eux, en leur promettant que si le disque trouvait une existence commerciale, je les rembourserais sans tarder. Oser cette démarche m’a sauvé. Je connais beaucoup de musiciens qui attendent qu’une maison de disques les produise ou d’avoir de l’argent des subventions. Ils passent leur vie à attendre. Je n’ai pas eu honte de dire : « Je n’ai pas d’argent », ni peur de m’endetter. J’ai un rapport simple avec l’argent, et ça m’a beaucoup aidé à ne pas me tromper. Aujourd’hui, j’ai beaucoup d’argent, mais ça n’a pas changé ma vie pour autant. Je vis comme avant. Pas de grands hôtels, ni de vacances à Hawaii. Je continue à voyager en train. Le luxe ne m’intéresse pas, j’investis dans ma musique en produisant de nouveaux albums, insérés dans de beaux emballages comme celui de Levantine Symphony, parce que j’aime que la musique soit bien présentée. Et je ne connais aucun autre musicien – je ne parle pas de producteurs ou de mécènes -, qui investisse autant dans ses albums.

Parler de l’art conduit à parler de la société. Comment interpréter votre présence au Bataclan aux côtés de Sting (lors d’un concert en novembre 2016, en hommage aux victimes des attentats), dans un climat délétère.

Il y a un rapport de forces de plus en plus important dans le monde actuel, plein de richesses et de tristesse, de ségrégation, de renfermements identitaires et de repli sur soi. Une partie du monde a peur du mélange et de la perte d’identité, une autre se situe à l’exacte opposée et estime que la rencontre est primordiale. Il était important pour moi de répondre à l’invitation de Sting. Je pense faire partie des gens qui ont une vision du monde tolérante et rassembleuse. Et je pense que les gens apprécient l’ouverture de ma musique, composée et jouée par un musicien qui n’a pas peur de dire que l’avenir est dans l’union d’individus différents.

« JE PREPARE MON PROCHAIN ALBUM, LE DERNIER OU JE JOUERAI DE LA TROMPETTE… »

Quels sont vos projets ?

Je travaille sur plusieurs musiques de films, j’enregistre et je me produis avec divers musiciens à l’étranger et, en France, je prépare mon prochain album, le dernier où je jouerai de la trompette… …Oui, c’est vrai, je vais arrêter de jouer de la trompette sur mes disques et sur scène, mais je vais continuer à composer, jouer, diriger et travailler à fond dans la musique, car elle est mon oxygène. Je n’étais pas fait pour jouer sur scène…

Pourtant, vous y semblez à l’aise. Certaines années vous avez donné près de deux cents concerts.

Être sur le devant de la scène, les solos sous les spots, me faire photographier… ce n’était et ce n’est pas mon rêve.

À quoi rêvez-vous ?

À partager des moments forts de musique avec des gens que j’aime. Et pour cela je n’ai pas besoin d’être sur scène à jouer la trompette. Je l’ai fait parce que j’aime jouer, parce que ça m’a aidé à me faire connaître, mais ce n’est pas ma passion.

Vous composez au piano, vous en jouez parfois sur scène. Vous lui consacrerez plus de temps en concert ?

Peut-être, mais pas en tant que concertiste. J’aimerais jouer du piano, des percussions, chanter avec les gens, partager la musique sans être soliste. J’aime être au milieu des gens et les voir s’amuser, les voir joyeux. Chez moi j’ai un bar avec toute sorte d’alcools. Je ne bois pas beaucoup, mais j’aime voir les amis boire et s’amuser chez moi !!

La couverture de votre Levantine Symphony reproduit un tableau de David Daoud – avec trois femmes en robe rouge – qui s’appelle L’Attente. Qu’attendez-vous désormais ?

Dans l’absolu, je pense que ces femmes attendent que les hommes fassent la paix. Mais dans ma vie personnelle, je n’attends rien de spécial, je fais. J’ai la chance de faire un métier qui me plaît et me passionne. Il y a 12 ans, j’ai tout mis, tout donné pour publier mon premier album. Une fois sorti, je disais aux amis : « Ca y est, maintenant je peux mourir ». Depuis, ce n’est que du bonus !

IBRAHIM MAALOUF

14.12.16 Live In Paris

(Mister Ibé/Universal)

SORTIE LE 16 NOVEMBRE