AHMAD JAMAL

LITTLE BIG MAN

PAR ROMAIN GROSMAN

Le pianiste de Pittsburgh, longtemps sous-estimé, voire ostracisé pour son succès populaire précoce, s’est imposé sur la fin de sa vie comme l’un des maîtres du jazz moderne en développant un style unique, où la dynamique rythmique et le silence, comme le sac et le ressac d’une marée inéluctable, participaient d’une expression puissante qui embrassait les contrastes de l’âme humaine, tour à tour passionnelle, solitaire, recueillie et profonde. A l’image de ce « petit grand homme » au regard doux et malicieux, au verbe choisi, bienveillant et sage. 

Ahmad Jamal s’est éteint à quatre-vingt-douze ans. Le « Little Big Man » laisse dans le jazz l’empreinte d’un géant.

Ses concerts en quartet avec une rythmique d’enfer – le néo-orléanais Herlin Riley à la batterie, James Cammack à la contrebasse, Manolo Badrena aux percussions – resteront dans les mémoires comme autant de moments intenses, inoubliables. Son jeu, où main gauche et droite se partageaient le lead comme chez peu de pianistes de son époque – il prit tôt le contre-pied du langage foisonnant des be-boppers pour façonner une grammaire de l’épure, ancrée dans un groove essentiel et vital -, reste sa signature. Miles Davis disait s’en être largement inspiré pour dessiner son propre cheminement vers un art de l’ellipse qui renforçait, par contraste, la clarté de ses fulgurances. 

Comme pour les regrettés Wayne Shorter et Randy Weston, rencontrer Ahmad Jamal était une expérience marquante par la spiritualité du personnage, sa profondeur, une forme d’exigence et de liberté de choix qui lui fit emprunter un chemin personnel sans ployer sous le vent des effets de mode ou de la doxa. Marqué un temps par la mise à l’écart que lui infligea une partie de la critique pour le « punir » de sa popularité initiale, Ahmad Jamal avait tracé sa voie, sans perdre de sa lucidité sur le monde qui l’environnait. Interrogé un jour sur le ressentiment voire la tristesse qu’avait pu ressentir dans la même situation le pianiste texan Joe Sample, lui aussi critiqué pour avoir rencontré le grand public au sein des Crusaders, en jouant pourtant « la musique de son adolescence, celle de ses premières années passées dans les salles des fêtes où les adultes venaient s’amuser et danser le week-end », Ahmad Jamal avait juste glissé : « J’aurais adoré écrire une chanson comme « Street Life ». Tout le monde la fredonnait. Ces clivages entre les genres, les écoles, les formes, n’ont pas de sens. Ce qui importe c’est que votre musique parle au cœur des gens, à leur âme, résonne en eux. Qu’elle leur apporte joie, tristesse, nostalgie, espoir. Pourvu qu’elle soit sincère et universelle. »