CHILI, CINQUANTE ANS APRES…

Il y a un demi-siècle (déjà!), le crime d’Etat s’installait dans le pays austral, omniprésent comme La Peste décrite par Albert Camus, vingt ans plus tôt. Un coup d’Etat militaire mettait fin à la première aventure socialiste démocratique dans un pays latino-américain. Aux bombardements, à la mort du président Salvador Allende, aux exécutions sommaires, s’ensuivirent des tortures ineffables subies par un million de prisonniers politiques, un million et demi de personnes exilées, des milliers de portés disparus dont les corps n’ont jamais été retrouvés… Malgré tout, la musique serait un facteur essentiel de survie (pour la moitié de la population)… 

PAR FRANCISCO CRUZ

 MEMOIRE ET RESILIENCE

Dans ce climat macabre, des artistes furent parmi les premières victimes d’une dictature militaire qui s’étendrait dix-sept ans durant. Le chanteur populaire Victor Jara mourrait mutilé sous la torture, trois jours après le coup d’Etat. Le poète Pablo Neruda serait assassiné dans un hôpital une semaine plus tard. Le compositeur Jorge Peña Hen serait fusillé un mois après. La liste est longue parmi les artistes connus et moins connus. Des musiciens participants de la nouvelle expérience socialiste, qui étaient en tournée européenne, durent rester en exil ; d’autres les rejoindraient quelque temps après, certains après avoir connus les tourments de la prison.

Conséquence du coup d’Etat militaire (du 11 septembre 1973), durant les années 70 et 80, ces musiciens, peintres, écrivains, comédiens ou réalisateurs exilés, furent les seuls représentants artistiques du Chili à l’étranger – hormis, bien entendu, des grandes figures internationales résidents aux Etats-Unis ou en France comme le pianiste Claudio Arrau ou le peintre Roberto Matta, et quelques jazzmen tels les frères Manuel et Patricio Villarroel -. Plus tard, avec le retour à la vie démocratique, la majorité des artistes exilés sont revenus dans leur pays, tout au long des années 90.

Durant 50 ans, la création musicale ne s’est pourtant pas estompée. Elle s’est transformée et développée, mais elle demeure pratiquement inconnue à l’étranger. Ce n’est qu’à des très rares occasions que le public européen a pu entrevoir (à peine) l’évolution artistique de ce pays, à travers des brèves tournées de musiciens «de l’intérieur» ou des performances sporadiques de nouveaux musiciens émigrés, tels la saxophoniste de jazz Melissa Aldana, le musicien d’électronica Ricardo Villalobos, ou l’égérie du hip hop latino Ana Tijoux.

Car, malgré une « mode latine » assez superficielle à la fin du XXème siècle, l’attention spéciale offerte à l’ancienne musique populaire cubaine, ou la formidable redécouverte culturelle brésilienne, le Chili musical demeure une « terra incognita » en France. Et cela ne diffère pas pour d’autres pays artistiquement « oubliés » comme l’Equateur, le Pérou, le Paraguay, le Vénézuela ou l’Uruguay.

Ce « focus chilien » donne des pistes pour dessiner une carte sonore de la création musicale du Chili contemporain. Toute une diversité de genres, styles, modes, un éventail culturel réunissant des musiciens ouverts à la post-modernité planétaire et en même temps, ancrés dans des traditions populaires et sonorités ancestrales amérindiennes.

Des dizaines de musiciens mériteraient d’être cités. Devant un choix toujours arbitraire, s’agissant de 50 années de musique, nous avons privilégié la parole du compositeur, batteur et leader du groupe Congreso, Sergio Gonzalez. De la chanteuse, compositrice et guitariste, Magdalena Matthey, du compositeur et percussionniste, Raul Aliaga, ancien membre des ensembles Fulano et GlobalEvasion. Ainsi que du compositeur de musique contemporaine, Alejandro Guarello.

ALEJANDRO GUARELLO

« LA MUSIQUE N’EST PAS SIGNIFIANTE »

Il y a quarante ans, le domaine de la musique contemporaine était au Chili une sorte de réserve confidentielle où trouvait refuge une poignée de compositeurs idéalistes, créatifs, mais en manque de reconnaissance. La plupart de ces compositeurs gravitait autour de la figure charismatique du maestro Cirilo Vila, éminent compositeur et pédagogue, ancien élève d’Arnold Schönberg et Olivier Messiaen.

Durant la période de la dictature militaire, les activités (concerts, conférences, cours, auditions)  de ce groupe de compositeurs avaient un caractère quasi initiatique et, ne bénéficiant d’aucun soutien institutionnel, elles jouissaient d’une audience confidentielle.

C’était de la musique pour musiciens, notamment les plus curieux parmi ceux qui fréquentaient le cercle de la musique classique. Et les liens avec le monde musical international se limitaient aux échanges sporadiques produits par les services culturels étrangers : français pour l’Ensemble InterContemporain, italien pour une visite de Luigi Nono, etc.

Quatre décennies plus tard, on assiste à un étonnant changement de situation. La musique contemporaine jouit à présent d’une vraie reconnaissance publique, son cercle de compositeurs et interprètes s’est élargi de façon importante, et le Conseil de la Culture finance la production et la publication des enregistrements. Proportionnellement, c’est le domaine musical où s’est produite la plus grande transformation, durant ces dernières années. Les nouveaux compositeurs de musique contemporaine ne proviennent pas exclusivement des académies classiques, mais aussi des musiques populaires. Formés au Chili et en Europe, certains nourrissent des liens avec les milieux rock et jazz.

Compositeur, ancien guitariste, formé aux côtés du compositeur et pédagogue Cirilo Vila au Chili et de Franco Donatoni en Italie, Alejandro Guarello est une figure très importante de la musique contemporaine latino-américaine, et un ancien directeur de l’Institut de Musique de l’Université Catholique à Santiago du Chili. Il a été à la pointe de la plupart des initiatives qui ont conduit à la reconnaissance et au développement actuel de la musique classique contemporaine au Chili.

Quel était votre monde musical original ? Et quelles furent vos premières influences musicales ?

Au départ, mon univers n’était pas celui du conservatoire classique, et je ne connaissais rien à la musique contemporaine. Dans les années 60, je m’intéressais au rock, et me suis construit ma propre guitare électrique. Je suis entré dans la pratique musicale en accompagnant des chanteurs, en imitant des guitaristes de rock, et avec mes amis de la bande, on s’est dit que pour très bien jouer, il nous fallait étudier la musique. J’avais 19 ans et ce n’était pas facile, car je n’avais pas de connaissances théoriques ; ma famille s’était opposée à mes études musicales et, en plus, j’ai dû faire mon service militaire.

Où résidiez-vous à l’époque ?

J’habitais à Viña del Mar et (en 1971), j‘ai commencé par étudier la pédagogie musicale à l’Université de Valparaiso. Mais aussi à prendre des cours privés à Santiago, où j’ai eu la chance de rencontrer le professeur Cirilo Vila. Avec lui, j’ai débuté mes études d’harmonie et de contrepoint, d’analyse et de composition.

Puis, un matin, le coup d’Etat militaire est arrivé. C’était une période trouble et dangereuse, et je devais faire 6 heures de voyage ; mais, ça valait largement la peine de prendre ce risque.

Notamment pour l’apprentissage auprès de Cirilo Vila ?

Cirilo Vila fut mon maître. J’ai commencé à composer vraiment sous sa direction. On travaillait chez lui, puis il m’a suggéré de devenir étudiant du Conservatoire National. En 1981, je suis devenu compositeur diplômé de l’Université du Chili. Ensuite, j’ai pris des cours de guitare classique, mais je n’ai plus touché la guitare électrique. J’ai joué aussi du luth et de la viola da gamba, au sein d’un groupe de musique ancienne. Cependant, ma vie d’interprète s’est arrêtée au moment de partir en Europe pour continuer mes études.

On parlait de maïeutique socratique chez Vila. Qui, auparavant, avait connu Arnold Schönberg et Olivier Messaien.

Cirilo Vila fut le maître de toute une génération de compositeurs, dans les années 70 et 80. Il a la même importance que Gustavo Becerra pour la génération précédente. Cirilo Vila EST musique. Tout simplement. Il n’était pas seulement musicien, il était la musique. Il possédait une capacité de transmission personnelle très efficace. Je ne saurais dire si c’est pédagogiquement correct, mais pour nous elle fut une nourriture fondamentale.

Quelle était sa méthode de transmission ?

Sa méthode n’avait rien d’imposant. Pour lui, il s’agissait d’expériences musicales à partager. Il voulait stimuler le compositeur, le pousser à développer ses propres idées, à avoir sa propre optique musicale. Même dans la pure dimension technique de la composition. Il posait les problèmes, mais se refusait à donner des solutions.

Cette façon d’apprendre à faire la musique est excellente. Cirilo ne transmettait pas un savoir, il stimulait la volonté de l’élève pour atteindre la connaissance. A l’extérieur de lui, mais surtout en lui-même. Et ça, c’est fondamental.

Cirilo Vila n’était pas seulement un professeur, il était aussi compositeur, directeur d’orchestre et pianiste : et fin connaisseur des grands maîtres. Comme vous le rappelez, il avait connu Schoenberg à travers Max Deutsch à Paris. Il avait étudié et travaillé avec Olivier Messiaen.

Quelles sont vos autres influences ? Pierre Boulez, Iannis Xenakis, Luciano Berio, Luigi Nono…?

Grâce à ma relation personnelle avec Cirilo Vila, je connaissais les grands référents : Stockhausen, Boulez, Ligeti, Nono, Berio. Pourtant, ils étaient si loin de nous ! Certains disent que le Chili est au bout du monde. De l’autre côté de la muraille des Andes. L’information, livres, enregistrements, était très restreinte. Nous connaissions les grands maîtres, mais à travers Cirilo. Nous n’avions pas un contact direct avec les diverses techniques musicales, ou les tendances en vogue en Europe. Quand j’ai eu l’opportunité de partir étudier en Italie, j’ai fait la connaissance de Franco Donatoni. Il avait une façon toute particulière de faire de la musique, qui m’a beaucoup surpris. Il avait une attitude très critique par rapport au travail de ses contemporains.

J’avais connu, avec Cirilo Vila, une grande liberté dans l’exercice de composer, et me suis retrouvé avec des disciples qui composaient à la façon de Donatoni. Ils imitaient leur maître. Je ne savais pas et ne voulais pas faire ça. Et, surprise, Donatoni a apprécié. La liberté que m’avait apprise Vila, m’a permis de rester à l’écart des tendances, du sérialisme, de l’aléatoire, de Boulez, de Berio… Probablement, parce que je n’étais plus très jeune, j’avais plus de trente ans, je me suis consacré à observer les musiciens plus qu’à absorber leur musique.

Dans cette attitude, j’étais effectivement influencé par Pierre Boulez, notamment par Le Marteau Sans Maître et Réponses, deux œuvres totalement différentes. L’évolution de Boulez était une garantie pour ma propre diversité. J’ai aussi été Influencé par les procédés des tissus micro polyphoniques de Ligeti. J’ai pris mes distances, avec Ligeti, à partir de sa phase néo tonale, ou néo-romantique, du trio avec cor et les Etudes Pour Piano. Je ne crois pas aux retours, je ne crois pas aux « néo » quelque chose.

D’autres moments forts de votre résidence européenne ?

Sans doute, la rencontre avec Giacomo Manzoni, traducteur à l’italien des traités d’Arnold Schoenberg et d’Alban Berg. Ce fut une riche expérience du point de vue intellectuelle. Il est docteur en lettres, très intéressé par l’histoire latino-américaine, et voit la musique dans son contexte historique. En définitive, Boulez, Ligeti, Manzoni, sont les piliers européens de ma façon sui generis de faire la musique. À leur instar, je change tout le temps les stratégies de composition ; d’une œuvre à la suivante, toutes mes compositions sonnent différentes. Avec eux, j’ai pris conscience que le plus intéressant dans la composition, c’est l’invention.

Parlons alors des phases dans l’évolution du compositeur Guarello.

La première phase est celle de ma période d’étudiant (1977-82). Je faisais les compositions que me demandait l’Académie, dans un style classique, et celles que je voulais faire, selon mes idées. Pourtant, dans des termes formels, c’était encore à l’ombre de la tradition : des fugues dodécaphoniques, une sonate pour clarinette solo,

Le « Trio » pièce de 1982 est un point de rupture. Ce trio est ma première œuvre « professionnelle ». Elle porte des situations d’improvisation qui la distingue de toutes les compositions précédentes.

Entre 1982 et 1987, je suis entré dans une phase d’assimilation de mon expérience européenne. Une période de réflexion sur ma façon de faire de la musique.

Depuis 1988, je pourrais parler d’une période de stabilité de mon travail de compositeur. Cela à partir d’un concept très simple, mais plein de répercussions : LA MUSIQUE N’EST PAS SIGNIFIANTE.

Une conception emplie de conséquences… 

Oui, la musique n’est rien, elle ne signifie pas. Ce concept est pour moi fondamental. Pour moi, la musique est un ensemble de relations sonores. Des relations qui doivent constituer une entité sonore cohérente.

Depuis lors, j’ai changé ma façon technique de composer. Elle porte l’influence de Vila, de Donatoni, de Manzoni, mais aussi de l’esprit classique : pour moi, le compositeur le plus cohérent est Beethoven. Sa façon de construire est le plus grand exemple.

Surprenant. Quelles sont alors les préoccupations conceptuelles, formelles, abandonnées ou disparues depuis 1988 ?

La Forme a disparu, pour moi, en tant que problème. Ce qui apparaît de l’œuvre, son æstesis, c’est le résultat.

Je ne cherche plus une æstesis, pour me consacrer exclusivement à la poïesis, le processus de création.  « Le processus se vérifie dans la figure et la figure se vérifie dans le processus », disait Donatoni. L’organicité dans la relation des matériels, des idées, des ressources ; la fonctionnalité de l’instrument, la tension entre ce que lui est propre et ce qui constitue un tour de force, tout ça constitue le matériau sur lequel je travaille.

Dans ce sens, ce qui résulte (symphonie ou chanson), ce qu’on appelle « l’œuvre » ne serait rien d’autre qu’un résultat ?

Oui, un résultat. Ce qui est nouveau pour moi, et devient une préoccupation centrale, c’est le problème de la PERCEPTION.

Désormais, je me préoccupe pour l’auditeur. J’essaye de faire en sorte qu’il prenne connaissance de l’œuvre pendant l’écoute. Dans un processus d’alimentation et de rétro alimentation.

J’ai quelques œuvres basées sur les hauteurs ; des hauteurs qui sont fixes et se transforment en références. Cela provoque un degré de familiarité chez l’auditeur.

Peu importe si l’œuvre est belle ou pas. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui maintient l’intérêt de l’audition. Ce qui dans la musique se connecte avec l’auditeur et le retient. Indépendamment du « ça me plaît ou plaît pas ». Je m’intéresse beaucoup à ce phénomène, au point d’en réaliser un cours de « Perception du discours musical ». En prenant des éléments de la philosophie, de la psychologie, de la psychiatrie.

Pour arriver à la question : qu’est-ce que la musique ? Existe-t-elle vraiment ?

Avez-vous trouvé une réponse à cette (cruciale) question ?

Je suis arrivé à la conclusion que la musique n’existe pas. LA MUSIQUE, ELLE EST.

Le compositeur écrit la musique dans le domaine de l’être. On est dans la virtualité de la pensée, qui est le propre à l’être. Ensuite, on la fait exister, sur la partition. Qui n’est pas musique, mais papier.

Après, quand on joue la musique, on la joue son par son, elle n’existe pas comme totalité. Existe le son, mais pas la musique. C’est l’auditeur qui la construit à travers sa perception ; il fait à nouveau la musique, mais toujours dans un domaine virtuel. Cette façon de penser, détermine inévitablement ma façon de composer aujourd’hui.

Alors l’œuvre ne doit pas seulement être cohérente, elle doit aussi être intéressante, attirante.

Tout à fait. Elle doit intéresser l’auditeur, pour lui permettre de suivre les événements de l’œuvre. Pour cela, j’utilise beaucoup les changements ; une grande homogénéité truffée de contrastes. J’exploite esthétiquement ces apparentes incohérences. Il y a dans ma musique quelque chose de tellurique.

Nous vivons dans un pays de contrastes : politiquement, au Chili, nous sommes passés d’une révolution en liberté à un coup d’Etat. Géographiquement, à n’importe quel moment, un violent tremblement de terre fait disparaître un village entier. Des volcans se mettent en éruption et anéantissent les villes.

Je me baigne dans la plage de Viña del Mar en regardant le mont Aconcagua haut de ses 6 mille mètres…

Cette dimension tellurique, on la retrouve aussi dans la musique de certains compositeurs dits « populaires ». De Violeta Parra au groupe Congreso, en passant par Los Jaivas et Fulano…

J’aime cette connotation tellurique. Et je l’utilise comme un outil rhétorique. Les ruptures, les transformations peuvent se joueur sur différents niveaux : sur le tempo, sur la densité, sur la sonorité…

Tout cela est mis en place en fonction de la perception de l’œuvre. Pour que l’auditeur puisse « refaire » la musique à sa façon. Je suis convaincu que la musique que l’on compose n’a rien à voir avec celle que l’auditeur entend.

MAGDALENA MATTHEY

« LE CHILI EST UN PAYS TERRIBLEMENT SENSIBLE »

Si longue est la liste de chanteuses-interprètes, beaucoup plus restreinte est celle des compositrices-interprètes qui, depuis la très prolifique Violeta Parra disparue à la fin des années soixante, ont animé la scène musicale chilienne. Avant et après le coup d’Etat de 1973, la scène féminine était dominée par la musique pop et la variété la plus commerciale. Rares étaient les chanteuses créatives, parmi lesquelles la plus belle voix était celle d’Isabel Parra (fille de Violeta), très active au sein du mouvement de la Nouvelle Chanson (version chilienne de la Nueva Trova cubaine), partie en exil car politiquement engagée avec le processus social et culturel détruit par les militaires putschistes. Pendant une bonne partie de la période dictatoriale, un nombre assez réduit de femmes put émerger artistiquement. Le retour à la vie démocratique (1990) stimula le développement d’une nouvelle scène féminine.

Magdalena Matthey est l’une des auteurs-interprètes les plus intéressantes du nouveau circuit de trova latino-américaine qui a émergé au Chili au début de la décade 90. Son entrée en scène et sa première reconnaissance publique importante vint avec le Festival de Viña del Mar – là-même où Police (qui militait alors pour Amnesty International) avait invité le public à se révolter contre l’oppression du régime militaire en 1978 -, en obtenant le premier prix dans le domaine de la chanson folk (en 1995).

Conséquence de ce premier succès à Viña del Mar, elle décrochait son premier contrat discographique. Son album initial, Latidos Del Alma (1997) serait suivi par Del Otro Lado (2000), résultat de son parcours et de collaborations diverses au sein de la nouvelle scène de troubadours chiliens. Des nouvelles perspectives esthétiques l’éloignèrent définitivement de toute tentation pop commerciale, pour mieux l’intégrer dans le monde des sons nourris de racines ethniques, traditionnelles et de folk latino-américain.

En 2004, elle rentrait en studio et publiait Mañana Será Otro Día. Cet album décisif dans l’évolution musicale de Magdalena Matthey, comptait sur la production et la direction artistique du leader du groupe Congreso, le batteur Sergio González, ainsi que sur l’expérience de l’ingénieur du son Álvaro Alencar, nominé quatre fois aux Grammy Latinos. Après deux incursions européennes, elle publiera Afuera, album qui invitait le bassiste et chanteur argentin Pedro Aznar  – ancien membre du Pat Metheny Group.

Mais, dans quel monde culturel vivait Magdalena Matthey avant de devenir chanteuse professionnelle…?

J’ai toujours eu une grande curiosité pour différentes expressions artistiques, mais je n’ai pas eu l’occasion d’en explorer une seule avant de devenir chanteuse. Mon entourage était plutôt musical ; ma mère était chanteuse de folklore, mon père artisan, et mes frères avaient étudié la musique classique : piano, violoncelle, flûte traversière. Ma mère écoutait Violeta Parra et mes frères Wagner, Bach, Debussy. Mon frère aîné m’a appris à jouer du piano, j’ai fait des études de guitare classique, puis de composition.

C’est après mes 21 ans que j’ai envisagé de me consacrer sérieusement à la vie artistique ; et chaque jour qui passe, je suis plus convaincue que c’est ce qui me correspond dans la vie.

Comment êtes-vous arrivé à prendre conscience que c’était le bon choix ?

Ce fut une décision très intuitive. Je n’avais aucun plan défini, mais quelque chose de profond me disait que c’était ce que je devais faire. J’ai eu la chance de compter sur le soutien de mes parents, qui m’ont toujours invité à essayer, sans rien m’imposer. A 22 ans, j’ai gagné le premier prix du Festival de Viña del Mar, dans sa section folklore. Cela m’a donné beaucoup de confiance. Je me suis rendue compte que je pouvais me présenter sur des scènes très difficiles, transmettre le message que j’entendais partager et établir une bonne communication avec le public. Prétendre même instaurer une entente réciproque, avec un public très diversifié, pas toujours sensible à la musique traditionnelle ou très élaborée. Gagner ce prix, lors de ce festival, m’a permis aussi de prendre confiance dans ma relation avec les musiciens, pour mieux leur demander ce que je souhaitais pour ma musique.

Quel genre de chansons interprétiez-vous, il y a vingt-cinq ans…

Je chantais du folk, du folklore latino-américain. Mon influence majeure était la chanteuse argentine Mercedes Sosa. Elle m’impressionnait par la force de ses interprétations, la puissance de sa voix. Au début, je voulais faire un peu comme elle, mais après j’ai commencé à m’ouvrir à d’autres musiques, à trouver mon propre style, à définir ma proposition personnelle. J’écoutais autant Violeta Parra que Paloma San Basilio. De cette chanteuse pop espagnole, j’appréciais sa finesse, son histrionisme élégant. De Violeta, j’aimais sa voix sans affectation, à l’état naturel. Mais j’aimais aussi Queen, Michael Jackson, Eric Clapton…

Ça se devine parfois dans votre mise en scène. Mais comment vous voyez-vous dans le contexte de la musique chilienne actuelle ?

C’est une question complexe, qui fait partie des discussions avec d’autres musiciens. Je ne pourrais pas dire que j’appartiens à un mouvement ou à un courant musical. Ma musique actuelle n’a pas de genre, ce n’est pas du folklore, ni de la pop, ni jazz. C’est un hybride, qui a ses racines locales, mais reste perméable à une quantité d’informations musicales d’Amérique Latine et du monde entier. Beaucoup de musiciens chiliens sont dans la même situation. Mais ce qui nous relie, et nous rend indéfectiblement chiliens, c’est le contenu social de nos chansons. Nous chantons ce que nous vivons, ce que nous voyons tous les jours autour de nous. La proposition musicale devient de cette façon très sensible. Car le Chili est un pays terriblement sensible.

On assiste à une inadéquation entre ce que les musiciens créent et ce que les médias diffusent. Pas seulement au Chili. Comment assumez-vous ce décalage ?

Avec beaucoup de difficulté, mais en comprenant la situation actuelle de la société. Au Chili, il y a eu une période très douloureuse et violente et aujourd’hui les gens préfèrent vivre dans l’inconscience, pour ne pas prendre en charge ce passé, ni les graves problèmes qu’il provoque aujourd’hui : désastres écologiques, irresponsabilité sociale… Les médias sont complètement déconnectés de la réalité. Ils ne veulent pas du réel et préfèrent la superficialité, la facilité, la consommation rapide et l’ignorance. Des musiques comme la mienne, qui touchent des zones plus profondes, intéressent le public, mais pas les médias. La diffusion se réalise alors directement en concert, ou sur Internet. Internet est, paradoxalement, notre bouée de survie, notre porte ouverte vers le monde et notre point de rencontre avec le public ».

Si vous ne pouviez écouter que 5 musiciens, aujourd’hui, quel serait votre choix ?

Fiona Apple, Caetano Veloso, le groupe Congreso, Sting et Lenine.

Deux anglo-saxons, un chilien et deux brésiliens sur cinq, c’est dire si la musique brésilienne est importante. Qui sont Caetano et Lenine pour vous ?

Chez Lenine, ce qui m’impressionne, c’est son honnêteté. Il a une histoire, des idées et un message à transmettre, et il y est fidèle.

Caetano est un interprète merveilleux. Un type très intelligent, dont chaque chanson est un monde différent. Ses concerts sont très attractifs, car ils ont une unité cohérente construite dans la diversité, avec une mise en scène et un sens du spectacle très achevé. Sa voix, ses nuances, ses changements de tonalité, sont des éléments qui me fascinent. En plus, c’est un homme très féminin !

 

RAUL ALIAGA/FULANO

« FULANO A ETE TRES IMPORTANT POUR PROVOQUER DES CHANGEMENTS DANS LES CONSCIENCES »

Raúl Aliaga est un percussionniste pionnier de la musique dite «fusion» (mélange de rock-jazz-folk-éthnique) durant les années 80 et sa versatilité lui a permis de réaliser une multitude d’expériences dans différents espaces musicaux : musicien de formation classique, il a étudié la percussion orchestrale, fait partie d’orchestres de télévision, de groupes de rock et de jazz et, plus important, il a joué longtemps dans les ensembles Fulano  et Congreso, deux des groupes les plus créatifs de la musique nouvelle chilienne.

Sa première expérience musicale importante a eu lieu à onze ans, dans l’Orchestre Symphonique de l’Ecole Expérimentale Artistique de la ville d’Antofagasta. Où  Aliaga étudiait la trompette, la clarinette et le violon. Un an après le coup d’Etat, il s’installait à Santiago pour étudier la percussion symphonique au Conservatoire National de musique. Quelques années après, il intégrait divers ensembles orchestraux contemporains, participant à la création d’œuvres des compositeurs Alejandro Guarello et de Guillermo Rifo. Il jouait en même temps de la musique de chambre avec la pianiste Elvira Savi. «Turandot», avec l’Orchestre Philharmonique du Chili, fut son dernier concert classique (1984), pour se consacrer depuis exclusivement à la musique populaire.

En 1992, il intègrait le groupe Congreso, avec qui il participait au festival Les Nouveaux Sons de lAmérique au Châtelet (Paris, 1993) et continua d’y jouer pendant 30 ans. Sa vie musicale prit une nouvelle dimension et un an plus tard, il intégrait aussi le groupe Fulano, jusqu’à l’arrêt des concerts en 2004 et sa transformation ultérieure en la formation à géométrie variable et inclassable, La Media Banda.

Cela représentait quoi d’arriver dans Fulano, une bande rock-jazz très contestataire qui a bouleversé le climat musical du Chili depuis le milieu des années 80 ?

C’était une porte d’accès à un monde où l’on exprimait une grande partie des émotions que l’on avait du mal à extérioriser, à partager. Mais aussi une formation où le niveau musical, l’utilisation du langage, et l’excellence technique était très élevés. Pour moi ce fut très important de prendre en charge la suite stylistique installée par le batteur original, Willy Valenzuela. Un défi énorme, car j’ai compris qu’il fallait vraiment beaucoup travailler pour être à la hauteur.

Pourtant, vous aviez un background enviable.

J’ai toujours été très éclectique. Cela m’a permis de vivre des expériences très diverses qui m’ont enrichi en tant qu’individu. Et m’ont permis de grandir comme musicien. Mais, dans Fulano il fallait se confronter et expérimenter des idées et des motifs qui sont très loin de la commodité artistique, ou de travailler juste pour survivre. A l’époque il y avait très peu de production discographique au Chili. Alors je travaillais beaucoup en studio, enregistrant pour d’autres artistes. Au début des années 90, j’ai commencé à travailler en publicité et j’ai gagné beaucoup d’argent. Avec ça, j’ai pu acquérir le matériel et les instruments nécessaires et monter un très bon studio d’enregistrement. De cette façon j’ai pu continuer à développer des projets alternatifs, éloignés du travail conventionnel. Et vivre ainsi diverses expériences émotionnelles que la musique provoque.

Vous avez vécu l’expérience avec Fulano en deux étapes. D’abord comme collaborateur technique, puis en tant que membre à part entière.

Fulano avait une force qui inspirait le respect. Techniquement, c’était parfait. Sa musique était excellente. Il manquait au Chili de mettre en lumière l’existence des artistes, des personnes très différentes de la masse et de ceux qui dirigeaient le pays de façon violente. La musique de Fulano créait une ouverture très importante, pour se permettre de dire ce que les gens n’osaient pas. Fulano véhiculait une énergie énorme et les textes des morceaux étaient très courageux. Fulano  a été très important pour provoquer des changements dans les consciences.

A la différence d’autres artistes devenus vertueux de la métaphore et des ellipses pour critiquer le régime criminel qui dominait, Fulano allait de front et se moquait ouvertement de la violence et de ses agents. Pourtant, ils n’ont pas souffert directement de la répression ou de la censure.

Les réduire au silence était impossible, car son excellence artistique les mettait hors de portée des autorités et de la répression. C’était la fin des années 80, les conditions n’étaient pas les mêmes qu’immédiatement après le coup d’Etat. Fulano n’aurait jamais existé 10 ans plus tôt.

 

SERGIO GONZALEZ/CONGRESO

« LA MAJORITE DES MEDIAS EST SOUMISE A LA LOGIQUE DU CONSUMERISME, DE LA MUSIQUE FACILE, PAUVRE, BANALE… »

Compositeur, batteur, multi instrumentiste, il est l’un des musiciens les plus créatifs et versatiles de la musique chilienne des dernières cinquante années. Membre original du groupe Congreso (à 14 ans), il est devenu rapidement son leader et créateur de musiques attitré. Pour Congreso, il a composé plus de 200 morceaux, instrumentaux et vocaux, distribués dans une vingtaine de disques. Musicien essentiellement populaire, producteur et directeur artistique sur les albums d’autres artistes, il a aussi côtoyé l’univers de la musique classique-contemporaine. Ses incursions dans ce domaine, soutenues par Alejandro Guarello, sont des passerelles fructueuses entre la musique écrite et improvisée, académique et populaire.

Et comme Guarello, très jeune, il devait faire un dangereux voyage de six heures, parsemé de check-points militaires, pour aller étudier la musique de Valparaiso à Santiago.

Durant trois décennies, vous avez composé beaucoup de musiques, pour divers interprètes, notamment l’ensemble Congreso, que vous dirigez. Gravée sur plus de 20 disques, accueillant une panoplie d’excellents musiciens, votre musique fait état d’un processus évolutif incessant.

C’est le désir de se renouveler, de se réinventer, de vouloir proposer toujours des musiques différentes, ce qui rend stimulants et agréables le travail et le temps partagés avec les autres musiciens. En tant que compositeur, je cherche toujours à aller ailleurs, à trouver des nouvelles sonorités, me surprendre à moi-même ; cela permet de surprendre aussi le public.

Etre toujours en mouvement c’est la clef d’une longue vie.

Vos compositions sont nées en étroite relation avec les qualités des musiciens autour de vous à un moment précis.

Du point de vue du compositeur, je fais la musique avec les musiciens proches, ceux qui veulent jouer avec moi. Dans le temps, j’ai travaillé avec des excellents instrumentistes, comme le bassiste Ernesto Holman, le percussionniste Joe Vasconcellos, le pianiste Anibal Correa ; plus tard, le claviériste Jaime Vivanco, le bassiste Jorge Campos. Ensuite, avec le percussionniste Raul Aliaga, le pianiste Sebastian Almarza… Mon défi est d’écrire la musique pour ces musiciens. Pourtant, forcé par les caractéristiques d’un marché trop petit pour la musique expérimentale, j’ai dû chercher un équilibre entre la musique instrumentale et la chanson nouvelle.

Les salles sont trop petites, les festivals de musiques instrumentales sont très rares, pour jouer durant toute l’année et se connecter plus amplement avec le public. Mais nous avons un public fidèle, très passionné par notre musique instrumentale.

Votre musique est inclassable, une fusion de contemporain-jazz-folk-rock, qui a un son et, plus encore, une architecture reconnaissable. 

Rétrospectivement, je pense qu’il n’y a rien de très géniale d’avoir mélangé différentes musiques. C’était dans l’air du temps. Depuis le début des années soixante-dix, je me souviens des peintres muralistes (de la Brigade Ramona Parra, attachée au parti Communiste), qui couvraient les murs des villes de toutes les couleurs. Les musiciens militants de gauche étaient très attachés au folklore, et nous, plus jeunes, nous étions très influencés par le mouvement hippie et le rock psychédélique. Je me suis nourri spontanément de toutes ces influences esthétiques. Plus tard, j’ai découvert la musique classique contemporaine, européenne, mais aussi latino-américaine : Alberto Ginastera, Heitor Villa-Lobos, Gustavo Becerra…

Au début des années 80, je me suis rapproché du jazz en m’éloignant un peu du rock. J’ai toujours été sensible et perméable à divers courants musicaux, car une attitude contraire te situe en dehors de l’actualité .

Depuis le changement de siècle, votre musique devient une référence, une influence importante pour les jeunes musiciens…

Etre une référence, c’est un constat très gratifiant. Les jeunes musiciens viennent dans les loges après les concerts, écoutent les disques, me contactent pour parler de musique, pour demander des conseils. Le temps de jouer, de composer, ou de partir en tournée, on a rarement conscience que sa propre musique peut devenir le point de départ pour d’autres musiciens. Plusieurs groupes, aujourd’hui, prennent comme référence la musique que j’ai composée autrefois.

La sensation est étrange. Car, je m’assois au piano pour composer des nouvelles musiques, sans regarder en arrière, sans vouloir m’inspirer de ma musique d’hier.

Je me sens absolument actuel, regardant toujours vers l’avenir, voulant créer et expérimenter des choses nouvelles. Tandis que les autres nous voient comme des musiciens très solidement établis. Sentir la reconnaissance des jeunes musiciens, et apprendre que l’un ou l’autre des disques que j’ai composés est leur principale source d’inspiration pour avancer dans la musique. C’est étrange mais très agréable.

Dans le temps, vous avez amplifié énormément le spectre de timbres dans vos compositions, et votre ensemble est devenu un laboratoire de combinaisons harmoniques et orchestrales.

Le travail de composition, je le vis dans la proximité de la matière, comme un artisan. Très loin de l’image idéalisée du compositeur qui, dans la pure abstraction, peut imaginer toutes sortes de combinaisons instrumentales, sans tenir compte de la disponibilité concrète des musiciens. L’art de la composition, je le pratique en fonction de la sensibilité des musiciens et les caractéristiques des instruments disponibles. Il est vrai que j’ai eu la chance de disposer d’une panoplie très large de musiciens, et de pouvoir offrir encore des surprises. Je suis, avant toute classification, un musicien populaire, bien que ma musique ne corresponde pas aux critères de la popularité commerciale. Dans ce sens, je n’ai jamais cherché le statut de musicien d’avant-garde. Je suis heureux de jouer avec les musiciens que j’apprécie par leurs qualités humaines et artistiques. Nous sommes des travailleurs de la musique, nous avons appris la rigueur, nous connaissons les difficultés d’accès au-devant de la scène, et notre condition décalée, presque underground, n’a pas varié avec la démocratie. Car, la majorité des médias, anti ou pro démocratiques, sont toujours soumis à la logique du consumérisme de la musique facile, pauvre, banale… la mauvaise musique.

Contrepoint heureux, qui confirme (encore une fois) la qualité musicale et la créativité incessante de Gonzalez et Congreso, il y a quelques mois leur dernier album Luz de Flash fut primé comme la meilleure production discographique de l’année. Et plus récemment, un disque hommage à la musique de Congreso, Ya es tiempo, dirigé par le violoniste Nano Stern et le guitariste Simon Gonzalez (avec la participation d’une vingtaine de musiciens), vient de paraître. Il y a une semaine, un émouvant concert de Congreso à eu lieu à Santiago, pour célébrer les 50 ans de Terra Incognita, album enregistré en 1973 (publié par EMI en 1975, sous licence Decca Angleterre, pour éluder la censure). A cette époque, ils osaient chanter : « De tous les metiers qui produisent les choses, il y a certains qui sont maudits, pour envoyer les gens dans les fosses…(le public traduisait en silence : les militaires sont en train d’asassiner les militants de gauche)…J’ai haï les infections comme l’injustice, la faim des pauvres produite par l’avarice…». Son actualité est, en partie diverse, mais toujours latente.