CARLA BLEY

UNE CERTAINE VISION DE LA CREATION

Nous l’avons connue sur le tard. Nous ne l’avons pas vu jouer en compagnie de Paul Bley, ni assisté à la création du Libération Music Orchestra, au sein duquel elle est devenue une figure très importante du jazz moderne et contemporain. Pourtant, depuis sa découverte, en petite ou en grande formation, nous avons été séduits par sa musique. Ensuite, par sa vision du monde, son humour et sa douceur…

PAR FRANCISCO CRUZ

« JE VOULAIS EXPRIMER LA HONTE QUE JE RESSENS ENVERS LES ETATS-UNIS, CE PAYS DE GRANDS CONSOMMATEURS D’ÉNERGIE FOSSILE, QUI POLLUENT LA PLANÈTE SANS RETENUE. »

Carla Bley est partie, mais sa musique continuera d’émouvoir et d’inspirer les musiciens du temps présent. Car elle fut une compositrice aussi incontournable que prolifique du jazz de la fin du XXème et jusqu’à il y a quelques mois. Très jeune, elle fut la muse du pianiste Paul Bley, puis du trompettiste Michael Mantler (père de Karen, sa fille claviériste) et du bassiste Steve Swallow. Mais aussi une complice éveillée de Charlie Haden et de Gary Burton. Elle aimait accueillir aussi des musiciens européens dans ses différents projets, autant dans son big band que dans des formations à géométrie variable.

Parmi ses derniers invités, on compte le saxophoniste anglais Andy Sheppard et le trompettiste italien Paolo Fresu. En leur compagnie, Carla Bley avait enregistré l’album The Lost Chords (2007), l’un des plus beaux de sa dernière période créative. Un projet en quintette classique, où le rapport entre le sax et la trompette est franchement renouvelé. Une expérience musicale de pur plaisir qui a sillonné l’Europe et l’Orient extrême deux ans durant.

En invitant le trompettiste Paolo Fresu, Carla Bley confiait alors avoir réalisé l’un de ses meilleurs choix musicaux des dernières années. Ce fut avec une joie éloquente que la pianiste s’était consacrée à la composition d’un répertoire renouvelé, inspirée par la beauté du son du souffleur sarde. Il y avait là, un équilibre parfait entre écriture recherchée et improvisation fluide, inspiration profonde et interprétation aérienne. 

Datant de 16 ans, cet album est un fruit lumineux et sucré, en couleur et forme de banane, comme le nom de la suite des six premières compositions : « One Banana », « Two Bananas » …jusqu’à « One Banana More ». La musique jouée, avec un grand sourire, dégage une énergie heureuse (à l’exception de la très recueillie « Death Of Superman »).

Le bonheur de la pianiste était contagieux : Steve Swallow exultait, intensément mélodique, Billy Drummond virevoltait derrière ses toms, Andy Sheppard se montrait très en verve, motivé par l’association avec le trompettiste, qu’il avait déjà côtoyé au sein d’autres formations. Fresu était dans son registre, la finesse et la maîtrise époustouflante du souffle, parfaitement intégré à la musique d’une compositrice longtemps admirée. Carla Bley, souriante et détendue, exprimait du plaisir à jouer davantage au piano, heureuse de diriger ce groupe de garçons. 

Inspirés par ses concerts, nous avions voulu la rencontrer. L’occasion s’était présentée au festival de Jazz sous les Pommiers, à Coutances. Une rencontre fort agréable et une conversation ponctuée par des éclats de rire et de sages réflexions. A un moment, on avait voulu savoir dans quelle dimension se sentait-elle la plus à l’aise et la plus heureuse : en tant qu’instrumentiste, derrière son clavier, ou dans la tranquillité et le silence du temps de la composition. 

« Je préfère écrire la musique – nous avoua-t-elle alors. Pour tout dire, je n’aime pas spécialement jouer des claviers. » Et quand on évoquait le long moment où elle avait arrêté d’en jouer, elle nous confia : «Steve m’a “obligé“ à m’y remettre ! Selon lui, personne ne pouvait mieux jouer au piano ma propre musique. »

On entendait souvent parler de périodes ou séquences dans la musique de Carla Bley, associées à la présence de ses trois compagnons de vie, Paul Bley, Michael Mantler, Steve Swallow. On voulait savoir à quel point ces musiciens avaient influencé ou changé, dans le temps, sa propre musique. Elle répondait : « Paul n’a rien changé du tout. Il me demandait de beaucoup écrire, et dans des délais très courts. Du genre : fais cinq morceaux pour demain ! Cela m’obligeait à écrire de façon “très efficace“, mais ça n’a pas changé mon expression. Michael et moi avons créé le Jazz Composer Orchestra et notre propre label, Watt. Il avait des projets très ambitieux, mais le changement prévu dans notre vie artistique commune n’a pas duré longtemps. Steve m’a vraiment aidée à développer ma musique. Au départ, j’étais très impressionnée, mais avec le temps j’ai vécu notre relation musicale avec beaucoup plus de tranquillité. »

Fresu, Sheppard et d’autres musiciens qui ont joué avec Carla Bley, s’exprimaient de la manière la plus élogieuse et reconnaissante à son égard. Mais on voulait connaitre aussi l’opinion qu’elle avait d’elle-même. Surprise, elle nous répondit par une pirouette révélatrice de son espièglerie  : «  Je ne sais pas qu’elle image je peux avoir de moi-même, mais cela ne m’inquiète pas. J’aime les oiseaux, spécialement un que je connais et qui ne sait pas voler. Il sait juste manger et dormir… Quant à moi, je suis une poule ! (rire) ».

Dérivant vers un autre registre, on se souvenait que le Liberation Music Orchestra avait été fortement inspiré par les luttes libertaires du monde entier ; de Cuba au Portugal, de l’Angola ou de la Palestine… Pour elle, l’art pouvait-il continuer d’être une forme de critique sociale et politique, au XXIème siècle ? Avec subtilité, au plus fort de la guerre du Golfe au service des trust pétroliers, elle nous répondit : « Si vous regardez les photos du livret de mon disque Looking For America, vous aurez un aperçu de mon point de vue politique. Je ne suis pas quelqu’un qui aime faire des déclarations, du genre « je n’aime pas le président Bush », ou « la guerre contre l’Irak est ignoble ». A travers mes arrangements et la présentation de certaines images, je voulais exprimer la honte que je ressens envers les Etats-Unis, ce pays de grands consommateurs d’énergie fossile, qui polluent la planète sans retenue. Un pays de gens qui mangent la plus mauvaise nourriture et qui exultent dans l’ostentation et la vulgarité ! ». Oui, sont art était une critique évidente du système (criminel) que l’on ne finit pas de vouloir imposer au monde entier.

Probablement, le disque le plus célèbre de Carla Bley, et dont les générations futures continueront de s’inspirer, est Escalator Over The Hill. Un projet d’opéra jazz et rock hors du temps, né dans les années 80 et repris 20 ans plus tard lors d’une tournée européenne. A son sujet, Carla Bley nous disait : « Il est très agréable de réaliser à quel point les gens apprécient toujours cette musique. A laquelle je ne pense pas souvent, tant je suis en permanence en train de composer des nouvelles pièces. Vous savez, j’aime les marches, les valses, le rock, qui y sont inscrits. J’aime vraiment les trips musicaux qui ont déclenché cette œuvre. »

Parmi ses derniers projets discographiques, on retiendra le répertoire d’un album enregistré « en famille » (2013). Avec son compagnon de trente ans, le bassiste Steve Swallow, et son plus fidèle sideman, le saxophoniste Andy Sheppard, Carla Bley y revisitait une partie de son œuvre prolifique, enregistrée naguère par ses formations à géométrie variable. Passionnée de composition, Carla Bley a toujours éprouvé un grand plaisir à écrire pour des grands ensembles, une multiplicité de voix et de textures. Ici, le résultat de ses arrangements pour trio était remarquable. Trois compositions en forme de suites à tiroirs en trois mouvements (ou parties) : « Les Trois Lagons » (inspiré du tableau d’Henri Matisse), « Wildlife » et, – mettant en jeu son sens de l’humour le plus exquis -, « The Girl Who Cried Champagne », un clin d’œil ironique au plus grand succès d’Antonio Carlos Jobim (« The Girl From Ipanema ») devenu cliché brésilien. Un disque qui respire (la joie), avec beaucoup d’espace entre les lignes, condition dont Swallow et surtout Sheppard profitent amplement. 

2023, année funeste. Carla Bley rejoint la liste de chers musiciens disparus, après Wayne Shorter, Ahmad Jamal, Chick Corea…

CARLA BLEY QUINTET

The Lost Chords

(ECM/Universal)

 

 

 

 

CARLA BLEY/ANDY SHEPPARD/STEVE SWALLOW

Trios

(ECM/Universal)