ANN O’ARO

La chanteuse réunionnaise était en France pour présenter en concert son nouvel album, Bleu. Une plongée dans une enfance douloureuse, une parole libérée accompagnée d’une musique pleine d’espoir et d’envie de joie… Rencontre au retour de Slovénie. 

PAR FRANCISCO CRUZ

LA BEAUTÉ EMERGÉANT DE LA DETRESSE

Votre musique, notamment sur ce dernier album, Bleu, impressionne par son chromatisme. Quel symbolisme s’inscrit dans ce titre ? Faut-il y voir quelque chose d’insondable, de très profond, presque abyssal ? Ou un sentiment de liberté, comme le mouvement de la mer ?

Pour moi le bleu est lié à mon enfance. Et comme la couleur est une texture connectée à la matière, elle exprime une réalité tourmentée. La mer chez nous n’est pas un paysage de plages reposantes. C’est une mer agitée, avec des vagues énormes qui explosent contre les parois rocheuses, et qui reçoit les éruptions volcaniques.

Ici, le bleu n’est pas apaisant. Enfant, j’ai été plongée dans la violence de l’inceste. Une expérience que je ne pouvais pas comprendre. Bleu, c’est la réalité avant la parole, mais aussi le souvenir des ecchymoses, les marques de la violence sur mon corps. Pourtant, « bleu » reste un mot qui stimule un imaginaire plutôt positif, avec de l’espoir, malgré ses fondements tourmentés.  

A la différence de votre premier album, Bleu offre à l’auditeur (par son ouverture) un accès plus doux, moins abrupt…

Probablement que c’est l’effet provoqué par l’introduction du piano et des programmations électroniques qui rend son accessibilité plus facile. Le premier album était comme une parole qui se libère, un cri. Bleu rétablit le lien avec mon enfance à travers le piano, et les mélodies sont celles que je jouais en pleurant ma douleur et ma détresse. C’est le dialogue entre l’enfant meurtrie qui se raccrochait au son de l’instrument pour exprimer ses émotions et la parole qui se libère sur le tard. Un dialogue entre l’intimité de la chambre et le verbe qui permet la libération de la douleur.  C’est le combat militant de la femme que je suis. Dans ce sens, Bleu fait corps avec le premier album.

Le piano qui vous relie à l’enfance. C’était alors comme une source de salut. Pourquoi avez vous arrêté d’en jouer pendant un long moment ? 

L’apprentissage du piano a été très violent. Je l’ai travaillé avec mon père, donc accompagné de coups et de souffrance. Mais, la nuit je mettais un casque et je jouais en silence, pour moi. C’était mon temps d’apaisement.  Un jour je n’ai plus voulu de cette violence, j’ai arrêté d’en jouer et commencé à apprendre la flûte au conservatoire. Durant quatre ans. Mais, j’avais l’impression que la musique était comme une prothèse, qu’elle m’empêchait de m’exprimer, de dire les choses. Alors, je me suis mise à chanter. 

J’avais besoin des mots, de dire mes émotions, et de les dire en créole.  Une langue qui, comme moi, a été dénigrée par l’homme blanc. J’ai grandi avec des parents fonctionnaires. Et pour les réunionnais d’origine, l’objectif de vie était de se blanchir, pour s’élever socialement. Par conséquent, tout le monde dénigrait sa propre langue. J’ai ressenti que je devais me rapproprier ma langue, ma propre vie. Raison pour laquelle, dans mon chant, il y a beaucoup de moments a capella, beaucoup d’espace sans instruments. Cela m’a permis de voir les instruments autrement, de cesser de les considérer comme des soutiens.  

En reprenant les mélodies naïves que je jouais dans mon enfance, j’ai voulu faire vivre la petite fille ; les rejouer pour dialoguer ensemble et voir ce que cela donne. Pour réunir le parcours et ce que je suis aujourd’hui, pour redevenir une seule personne.

« On passe toute notre vie à se remettre des expériences de notre enfance »

Ce processus de reconstruction, vous permet aujourd’hui de revenir au piano avec l’envie de vous rapproprier l’instrument pour aller encore plus loin ?  

Ça revient doucement. Désormais, vous l’avez vu, je joue du piano sur scène, de dos au public. Cela me permets de retrouver les sensations de l’enfance, d’échanger avec les musiciens, de jouer des musiques « plus adultes », mais sans croiser le regard du public. Comme dans un nouvel espace protégé. Cela me fait du bien et, je l’espère, cette musique transmet aux gens des sensations belles et agréables. Je pense qu’on passe toute notre vie à se remettre des expériences de notre enfance.

A l’origine, peut-être même avant la musique et le chant, il y a eu chez vous la pratique des arts martiaux ?

Les arts martiaux en même temps que le piano. Au départ c’était une discipline imposée (par mon père), mais ensuite j’en ai trouvé une qui me convenait : le aïkido. Un art martial circulaire, qui permet de transformer les attaques de l’autre personne, de les voir comme si elles n’étaient pas dirigées contre nous. Concevoir que nous étions juste sur le chemin de ces attaques, pour aider l’autre personne à suivre son chemin. Le but c’est d’arrêter le plus vite possible le combat. En protégeant l’autre et nous même. Il s’agit d’accompagner le mouvement de l’autre, de se servir de sa force, sans faire opposition. Je trouve que c’est une belle image de la résilience. Il ne sert à rien d’aller toujours contre ce qu’il s’est passé, mais de travailler pour soi à partir de soi-même. L’aïkido a été très important dans ma vie. 

La danse aussi ?  

La danse est venue plus tard, et par hasard. Je suis partie au Québec,  pour suivre des études d’éducation spécialisée. Mais au lieu de suivre cette direction professionnelle, je suis devenue tatoueuse ! De retour à La Réunion, j’ai eu mon premier enfant, et j’ai du trouver un boulot pour le nourrir. J’ai commencé à jouer de la musique pour une amie danseuse qui montait sa compagnie. Mais, n’ayant pas encore réalisée son premier projet, elle ne pouvait pas me payer. Elle m’a proposé des cours de danse. Très vite, je me suis mise à chorégraphier mes mouvements, en m’inspirant des techniques de l’aïkido. J’ai réalisé une première pièce réunissant l’aïkido et des danses traditionnelles maloya. A partir d’un geste symbolique : le genou qui se dérobe, et le corps qui s’écroule. Après il y a le souffle. Dans le processus de création, je me suis rendue compte que cela parlait de moi, de l’inceste, de mon corps, de mon besoin de dire non, de mes choix. J’ai composé la bande son, en m’imaginant dans la tête de mon père, qui essayait de trouver des justifications à ses actes, en s’inventant une histoire d’amour. Se demandant s’il allait assumer ses actes ou bien s’enfuir en passant la corde autour de son cou. C’est la question de l’autorité, de la soumission aux dessins du père. C’est à partir de là que la parole sur l’inceste s’est libérée en moi.

Comment s’est déroulé le processus de création ?

 J’ai beaucoup, vraiment beaucoup, écrit, et ensuite je me relisais à voix haute. Au départ, en m’écoutant, j’avais une sensation de honte. Mais j’ai insisté, en évitant la fuite, puis j’ai commencé à insérer des mélodies pour adoucir le propos. Pour qu’il soit moins frontal, pour que les gens n’aient pas la sensation de se prendre une claque en recevant des paroles imposées.

Vous n’avez pas attendu le phénomène MeToo pour vous exprimer, mais comment ressentez-vous cette nouvelle libération mondiale de la parole féminine ?

Je pense que c’est un passage nécessaire pour une vie sociale plus harmonieuse. La parole se libère, les témoignages deviennent plus courants, on pose le problème des abus sur la table de discussion de façon plus aisée, et cela est sans doute un changement positif. Ensuite, il faut que des décisions importantes au niveau juridique soient prises. Au niveau de l’éducation de l’enfant, de vrais limites du consentement, de la prévention et de l’accompagnement des enfants. Toutefois, il ne faut pas oublier les hommes, victimes des abus sexuels, pour qui la honte est encore plus forte. Il faut les entendre aussi. De même qu’une prise en charge des agresseurs, différente de celle qui existe aujourd’hui. Certains ont conscience de leurs pulsions destructrices, mais ne disposent d’aucun endroit pour demander de l’aide. C’est une réalité très complexe, j’en conviens. Il n’y a pas de structures pour aider les agresseurs de façon préventive, seulement punitive. Les agresseurs se sentent protégés par le vide juridique ou bien oubliés par la société. Dans tous les cas, la pulsion interdite gagne. Même après la punition et la peine carcérale accomplies, un homme fiché comme agresseur sexuel, comme un « monstre », sera marginalisé socialement et tombera souvent dans la récidive. 

La libération de la parole des femmes, suscite aussi la réaction de la société patriarcale, parfois avec une violence inouïe. 

C’est vrai. Le système juridique est prompt à punir davantage la parole qui se libère. Et les médias font une exposition morbide des victimes, car le sensationnalisme excite et booste l’audimat. Si un enfant porte plainte contre son père, et demande la protection, le plus souvent on le renvoie vers la maison parentale. Et son calvaire continue. Les parents agresseurs sont toujours protégés par la « présomption d’innocence ». Un vice juridique qui inhibe la volonté de porter plainte. On protège la personne accusée et la plainte se retourne contre la victime, qui peut être accusée de diffamation. Mêmes les mères qui, pour protéger les enfants, portent plainte contre un père ou un compagnon prédateur, sont souvent accusées de diffamation et perdent la garde des enfants. Qui sont renvoyés chez les prédateurs en vertu de la dite présomption d’innocence…  

La reconfiguration graphique de votre nom civil est une sorte d’affirmation identitaire individuelle ?  

Hoarau est un nom très répandu à La Réunion. Certains, tel le chanteur Daniel Waro, l’écrivent avec un W, suivant l’esprit de revendication identitaire contre la domination colonial. Dans ma graphique personnelle, le O fait référence au cri primordial, qui avale et renvoie tout, la douleur, la colère… ARO se relie à une expérience de combat, de lutte permanente, et ANN sans E, veut dire la mutilation d’un personnage féminin qui a subi l’inceste, et qui depuis le premier album porte cette expression à ma place. La perte du E, veut exprimer ce sentiment d’avoir été abimé, dénigré…

ANN O’ARO

Bleu

(Cobalt)