CAETANO VELOSO

« JE N’AI JAMAIS ETE UN CONFORMISTE »

Après le silence et l’obscurité sur la scène, Paris s’illumine brièvement, par à coups. Pour sa nouvelle  tournée européenne  Caetano Veloso y fait escale.  A guichets fermés. Tant sa présence et sa musique sont une vibration bénéfique pour certains irréductibles. L’occasion de découvrir le répertoire de son nouvel album Meu Coco (ma tête !)…

PAR FRANCISCO CRUZ

Si l’année 1958 – avec la publication de «Chega de Saudade» -, est reconnue comme la date de naissance de la bossa nova à Rio de Janeiro, 1968 est la date d’émergence du mouvement artistique nommé «Tropicalisme» à Salvador de Bahia. Il est ici question de cela et d’autres sujets avec le chanteur emblématique. 

UN REBELLE TRANQUILLE ET POETIQUE

Plus d’un demi-siècle après la naissance de ce mouvement Tropicaliste, dont vous êtes l’un des initiateurs – avec votre sœur Maria Bethânia, Gilberto Gil, Gal Costa et Tom Zé – qu’en pensez-vous rétrospectivement. Vous qui restez résolument actuel ?

J’ai de beaux souvenirs, et d’autres plus amers. Je raconte tout ça, avec des détails, dans le livre Verdade Tropical. « Le Tropicalisme commença…comme une expérience pénible. Une lente prise de conscience sociale, puis politique et économique, ainsi que des préoccupations existentielles, esthétiques et morales remettant tout en cause… ». Avoir écrit ce livre m’a poussé à repenser, à me remémorer tout ça et, à la fin, je me suis senti vidé. Maintenant, je n’en parle plus et je me sens beaucoup mieux. Le livre existe : il est écrit, les gens l’achètent, et il y a même eu une troisième édition…

A ce propos, vous avouiez vous sentir parfois sur le chemin de Chico Buarque, qui est devenu davantage écrivain, après une longue période dédiée à la chanson. 

Je savais que j’étais dans une situation semblable à la sienne : Il avait écrit un livre, puis il a fait un nouveau disque. Moi, j’étais de retour pour faire un nouvel album (Livro), après avoir écrit un livre. Alors, je me suis souvenu de lui. Une fois que le disque a été achevé, j’ai vu les similitudes. Alors, j’ai écrit comme une blague : avec ce disque, il me semblait que je « persécutais Chico Buarque ». Parce que depuis le temps du Tropicalisme, je l’imite, soit en marchant sur ses traces, soit en faisant l’opposé. Ce n’est pas une persécution amoureuse, mais c’est une persécution quand même… (rires).

On dit souvent que la pensée brésilienne, la vision du monde qu’elle porte, la philosophie de vie, s’expriment davantage dans la chanson que dans la littérature ?

Je ne suis pas d’accord. La littérature brésilienne est extraordinaire. Brésil est le pays de Machado d’Asis, le plus brillant romancier de tous les temps. L’un des plus grands écrivains des Amériques et du monde entier, au XIXeme siècle. Au XXeme, nous avons aussi le meilleur écrivain d’Amérique Latine : Guimarães Rosa. Qui est aussi l’un des meilleurs écrivains au monde. Le Brésil a produit ces deux personnalités incroyables, au milieu d’une littérature latino-américaine extraordinairement riche, et même s’ils sont moins diffusés que les auteurs hispanophones, ils sont les meilleurs ! (rires) Certains disent que c’est à cause du Brésil, d’autres que c’est malgré le Brésil…De toute façon la littérature a cette force, capable de créer ces figures, et des poètes comme João Cabral de Melo Neto, des écrivains comme Clarice Lispector…

Vous pensez que la littérature brésilienne marche de son propre pas… 

Elle n’a pas besoin de la force de la chanson populaire. La chanson est forte dans le monde entier, peut-être davantage au Brésil, c’est vrai. Mais cela est aussi positif, car ça aide à la cohésion du peuple, engendre un style, une façon d’être. La différence c’est que la musique populaire est plus facile à exporter. Comme le cinéma. La musique n’a pas besoin de la compréhension totale de la langue. Et n’a pas besoin d’être traduite pour être consommée par des étrangers. La langue portugaise n’est pas très connue, à l’exception des lusophones (qui sont pourtant beaucoup à travers le Brésil, l’Afrique, le Portugal et quelques régions de l’Inde et de la Chine), même si elle est plus ancienne que l’espagnol. N’oubliez pas que le Portugal est aussi l’Etat nation le plus ancien de l’Europe. Je pense que la musique populaire commence à inciter les gens à connaître la langue portugaise. Qui sait si à travers la musique populaire, beaucoup plus de monde va en venir à lire Machado d’Asis ? Je veux aider à faire ça.

Dans votre travail artistique, et dans le contexte de la culture brésilienne, quelle est la valeur symbolique du livre ?

Pour moi le livre n’est jamais inactuel. J’aime beaucoup les livres et je ne peux pas imaginer la vie sans eux. Toutefois, si j’ai choisi le titre Livro  pour l’un de mes disques, ce fut comme une provocation, une blague. Car je venais d’achever l’écriture du livre Verdade Tropical et des gens qui se croyaient importants discutaient beaucoup pour décider si les musiciens populaires devaient être, ou pas, considérés comme des artistes de premier plan. Puisque je trouvais cette discussion un peu ridicule, drôle même, alors je me suis branché dessus et j’ai appelé ce disque Livro . En même temps, j’ai écrit une chanson qui s’appelle «Livros», où je fais référence au livre comme objet. De façon tendre… mais aussi ironique.

En réécoutant vos albums, on entend une connexion entre le poème «Navio Negreiro» de l’album Noites Do Norte  et «Os Outros Romanticos», la chanson du disque Estrangeiro. Une analogie critique de la société brésilienne. 

Je pense que c’est la même chose. J’ai choisi le poème de Castro Alves parce que je m’identifie avec les poètes romantiques abolitionnistes. Alors, ce n’est pas un hasard si «Navio Negreiro» vous rappelle «Os Outros Romanticos». Car, même si ça peut paraître naïf, et malgré le fait que les économistes de droite paraissent toujours plus “réalistes”, prétendant avoir toujours raison et considèrent les autres comme des simples d’esprit, je préfère paraître “simple”. Je préfère apparaître à côté de Castro Alves et de ces gens lucides qui ont lutté contre l’esclavage, de la même façon que je suis avec ceux qui luttent contre la merde de notre temps.

Vous vous êtes révélé un ferme opposant de Bolsonaro, l’ancien président brésilien. Etes-vous toujours dans l’esprit de la chanson «Fora da Ordem», en dehors de la norme imposée par le nouvel ordre mondial ? 

Toujours. Depuis mon enfance, j’ai toujours été un rebelle, mais tranquille. J’ai toujours été sensé, doux, mais aussi rebelle. Je n’ai jamais été un conformiste. Je ne suis pas un conservateur. Et personne n’a réussi à me changer.

Parlons maintenant des deux périodes les plus significatives dans le processus de vos productions discographiques: une phase de collaborations internationales avec Arto Lindsay, Peter Scherer, Ryuichi Sakamoto, Marc Ribot et Nana Vasconcelos, et l’autre phase, celle des derniers disques réalisés avec Jaques Morelembaum à la direction d’une bande brésilienne à géométrie variable.

Les deux ont été intéressantes et stimulantes. Les deux expériences m’ont rapporté des satisfactions avec les grandes qualités musicales de ces musiciens : Peter Sherer dans le domaine des claviers électroniques, mais aussi dans les aspects mélodiques, harmoniques et des timbres. La participation des musiciens comme Bill Frisell, Ryuichi Sakamoto ou Marc Ribot furent autant d’opportunités de me sentir proche d’une musique de haute qualité. Pareil pour Jaques Morelembaum : c’est l’occasion de travailler avec quelqu’un d’un très haut niveau. Néanmoins, il y a une différence énorme entre les deux situations, qui me fait préférer celle avec Morelembaum : avec Jaques, je suis au Brésil, je travaille avec des musiciens brésiliens. Je préfère cette option. Cela dit, j’aime ces collaborations internationales et j’ai toujours envie d’en réaliser d’autres. C’est très bon d’être à l’étranger et de travailler avec de très bons  musiciens du monde, c’est intéressant de le faire de temps en temps.

Un jour Nana Vasconcelos nous a dit : « Caetano est une personne très importante pour moi…Caetano est un poète, et quelqu’un qui a changé l’attitude du musicien brésilien ». Quelle image avez-vous de lui ?

La plus lumineuse. Parce que Nana, je l’ai connu à Bahia quand j’étais très jeune. Puis il est allé à Rio, à Paris, à New York, et a joué avec des grands musiciens du monde. Ensuite, il a commencé à retourner de plus en plus souvent à Bahia. Il a créé un festival international de percussion, puis il a monté un projet d’école au centre du quartier de Pelurinho à Salvador. C’était un homme et un musicien extraordinaire, mais aussi un performer fantastique. Un musicien historique très important. C’est lui et Airto Moreira qui ont donné du prestige aux percussions modernes. Nous, les Brésiliens, nous en sommes très fiers. Cette inspiration et cette attitude inventive, qui permet au percussionniste de devenir un musicien essentiel de l’orchestre et pas seulement un accessoire, s’est imposée dans le monde entier grâce à Airto et à Nana. À une différence près : Nana a créé un style de compositions personnelles, inimitables, de percussion très sophistiquée, qui sont pratiquement des œuvres classiques. Ce qu’il réalisait avec le berimbau, sa voix et son corps, ces passages d’un timbre à l’autre liés avec des effets électroniques, a révélé une qualité de composition vraiment impressionnante. Nana était un grand artiste”.

* Traduite en français sous le titre de Pop Tropicale et Révolution. Editions Le Serpent à Plumes.

CONTREPOINT LITTERAIRE

Il y à presque 25 ans, traversant Central Park à New York, Nana Vasconcelos ouvrait sa pensée : « Caetano est le plus grand poète de la musique populaire brésilienne ». Ces mêmes jours le disque Circulado du chanteur (enregistré à New York, avec un casting enviable et sous la houlette d’Arto Lindsay) venait de paraître, et le New York Times publiait un article sur la chanteuse Carmen Miranda, écrit par Caetano Veloso. Par la suite, un éditeur demandera à Caetano Veloso d’écrire un livre sur l’expérience tropicaliste, idée que le chanteur refusa d’abord, pour se lancer ensuite dans une fugueuse immersion autobiographique. 

Sous la plume inspirée de Veloso, le chapitre tropicalista devint une véritable histoire de la musique populaire brésilienne et une mise en perspective de la réalité de l’art en tant que critique de la société. Écrit avec spontanéité et élégance, comme ses chansons, ce récit avançait avec une chaleureuse subjectivité comme critère fondamental de vérité. Témoignage au cœur de la musique, les « confessions » de Caetano Veloso ont aussi la valeur de démystification et, en filigrane, de leçon musicologique. Elle est la contradiction parfaite aux propos de pseudo « spécialistes » français de musique brésilienne, qui ne comprennent même pas la langue portugaise. C’est aussi une mise à jour pertinente de l’origine, et des débuts artistiques de ce remarquable chanteur, véritable révolutionnaire de la pop brésilienne.

« Le tropicalisme commença… comme une expérience pénible. Une lente prise de conscience sociale, puis politique et économique, ainsi que des préoccupations existentielles, esthétiques et morales remettant tout en cause… ». À la cadence d’une mélodie pop tropicale, Caetano Veloso y dévoile ses rapports avec l’art : il aimait la peinture, voulait être cinéaste, devient chanteur presque par hasard. Avec la politique : plus à gauche que la gauche, comme la plupart des musiciens latino-américains vraiment créatifs de l’époque.  Avec l’industrie musicale : parfaitement lucide des enjeux culturels, il n’a fait aucune concession aux pressions commerciales. Avec les autres musiques : son amour pour la bossa nova, sa fascination pour le cool jazz, ses différences avec la MPB nationaliste et ses préférences pour le néo-rock anglais et brésilien. 

Veloso y parle du désir tropicaliste de créer une musique pop brésilienne sous l’influence de la bossa-nova et de la pop internationale, mais aussi de la samba originale des débuts du vingtième siècle et de la poésie concrète. Des relations amicales et artistiques au sein du noyau tropicaliste (lui et Gilberto Gil, rejoints ensuite par Gal Costa, puis sa sœur Bethânia), de la complicité développée avec Tom Zé et Rita Lee. Il se souvient des conflits avec des musiciens dogmatiques, de l’incompréhension soufferte face à la proposition tropicaliste, du manque de popularité et du refus que le public manifestait à l’égard de ses performances, jugées dissonantes et scandaleuses. 

La musique s’entremêle avec les autres dimensions de la vie, et Caetano Veloso raconte ses expériences avec les drogues, ses amours, son mariage, sa paternité et son ambiguïté sexuelle ; ses relations avec poètes, peintres et cinéastes. Ses prises de position politiques, son incarcération par les sbires de la dictature et son exil ultérieur à Londres ; son retour inattendu, mais heureux, au Brésil. Et sa découverte de la scène avant-gardiste new-yorkaise.

Au fil d’une écriture saisissante, et toujours animée par une attitude reconnaissante et généreuse, Caetano Veloso avoue son admiration pour João Gilberto (son maître), Gilberto Gil (son ami de toute une vie), Orlando Silva (ancien sambiste) ; pour les poètes Dorival Caymmi et Haroldo do Campos, pour les chanteurs Chico Buarque, Milton Nascimento et Roberto Carlos. Pour les Beatles, Ray Charles et Arto Lindsay. Fasciné par les cinéastes Federico Fellini, Jean-Luc Godard et Glauber Rocha, il révèle aussi son intérêt pour les philosophes Jean-Paul Sartre et Gilles Deleuze. Tendrement, il dévoile son amour fraternel pour Bethânia, amicale pour Gal, amoureux pour Dedé, paternel pour Moreno.…Il revient sur sa propre enfance, au sein d’une famille nombreuse dans la ville de Santo Amaro, près de Salvador de Bahia.

Brillant créateur de chansons, interprète bouleversant, Caetano Veloso se révélait aussi très bon écrivain. Saravah Caetano !

En concert, le 7 octobre à Paris (Grand Rex)