SERGIO RAMIREZ – « A BALLES REELLES » / LEONARDO PADURA – « OURAGANS TROPICAUX »

Septembre, dans le continent américain, est un mois rouge. Un mois chargé de sentiments, d’émotions et de souvenirs contrastés. Notamment le jour 11 du mois. Date anniversaire de la violence : du coup d’Etat militaire au Chili (1973) et de l’attaque des Twins Towers aux Etats-Unis (2001). Les Etats-Unis jouant un double rôle : de bourreau de l’ombre et de victime suspecte. Dans tous les cas, les véritables victimes n’ont jamais obtenu réparation, et les vrais bourreaux n’ont pas été condamnés. Un déni de justice continental et des manipulations politiques dont les conséquences contaminent la vie sociale encore aujourd’hui…

PAR FRANCISCO CRUZ

LES REVOLUTIONS (TRAHIES) DEMYSTIFIÉES

Dans les années 60-70, la Révolution Cubaine et la Révolution Sandiniste (au Nicaragua) sont deux événements historiques qui auront marqué les consciences, les idées et les actes de millions de latino-américains. Au temps du coup d’Etat chilien (commandité par Washington et assisté par la CIA), la Révolution Cubaine (1959) était appréciée (par la moitié de la population politiquement engagée) comme un modèle de libération sociale, à suivre pour transformer chaque pays américain (puis le monde) en espace de vie juste et équitable.

La Révolution Sandiniste (1979), inspirée de sa sœur tropicale et avec le soutien logistique de Cuba, fut la scène d’une autre libération sociale, à laquelle participèrent de nombreux militants de la gauche latino-américaine, échappés de la mort dans cinq des pays sous l’emprise des dernières dictatures (chiliens, argentins, boliviens, uruguayens et paraguayens).

Les deux révolutions ont mis fin à deux dictatures criminelles dirigées et soutenues par les gouvernements étasuniens successifs, au nom d’un prétendu équilibre stratégique, durant la mal nommée «guerre froide» contre un communisme piloté depuis l’URSS. Une guerre qui opposait le capitalisme américain au communisme soviétique, l’un garant de la domination financière des classes sociales dominantes, l’autre s’érigeant comme défenseur du prolétariat mondial. Un schéma binaire qui rythmait la vie sociale jadis, mais qui sonne faux depuis longtemps.    

Si le triomphe des révolutionnaires cubains avait porté un élan d’espoir de libération pour tout le continent latino-américain, la destitution de la dictature nicaraguayenne par les révolutionnaires sandinistas (Anastasio Somoza le dictateur se réfugia chez son homologue dictateur paraguayen Alfredo Ströesner), serait vécue comme une nouvelle libération dans les pays soumis à d’autres dictatures. C’était il y a un demi-siècle. Il aura fallu attendre la suite, pour connaître le désenchantement et la désillusion. 

Témoin privilégié de l’évolution de la révolution cubaine, Leonardo Padura a passé sa vie, et œuvré artistiquement à travers les personnages de sa littérature, pour raconter la face cachée de la révolution au pouvoir. Avec beaucoup d’humour, sa critique sociale se conjugue au vitriol. Et si naguère on comprenait peu ou pas l’attitude des artistes partis en exil (Celia Cruz et Bebo Valdés entre autres), on comprendra désormais davantage les départs ultérieurs de Paquito D’Rivera, d’Alfredo Triff et, bien plus tard, de Gonzalo Rubalcaba.

Dans Ouragans Tropicaux – le dixième épisode des enquêtes de l’ancien policier-vendeur de livres Mario Conde -, Padura met en scène ses personnages durant l’année 2016, date de la visite improbable à Cuba du groupe de rock anglais Rolling Stones et de l’ancien (et seul afro-américain) président des Etats-Unis, Barack Obama. 

Le génie narratif de Padura, et son tour de force historique, réside dans un jeu de miroir qui met en parallèle l’excitation et les spéculations générées dans la population cubaine par ces visites intempestives, avec ce qu’avait provoqué cent ans plus tôt la supposée collision imminente de la comète de Halley et de la planète Terre. Un mélange de peurs ancestrales et d’illusions démesurées. 

Le parallèle (joué par le personnage principal qui s’improvise écrivain) s’étend ici sur le terrain social et politique, champ de culture de toutes les corruptions et abus de pouvoir. Ainsi, les proxénètes et trafiquants de corps féminins du début du XXème siècle sont confrontés aux anciens révolutionnaires devenus à la fin de cette période agents de spoliation et d’usufruit indu.  

L’acrobatie littéraire est osée, mais le point commun tient dans la pauvreté qui fait glisser les femmes (et les hommes aussi) sur la pente de la prostitution. On ne dira pas que c’est le meilleur roman de Padura. Son écriture certes a atteint une maîtrise et une fluidité du langage incontestable. Pourtant, à force de vouloir réaliser l’œuvre parfaite (artistiquement légitime), les personnages perdent de leur spontanéité, l’humour devient moins léger et la critique s’alourdie.

A Balles Réelles, du nicaraguayen Sergio Ramirez, est un roman-documentaire hybride, qui fait état de la dégénération historique, non pas de la révolution Sandinista, mais de certains de ses anciens leaders. Le constat est, encore une fois, accablant ; comment les plus belles idées de justice sociale et de transformation des conditions de vie humaines, auront été détruites par l’ignorance, l’inconscience et les ambitions face au pouvoir. 

Il y a 40 ans, la moitié de l’Amérique Latine vibrait avec la victoire du peuple nicaraguayen, qui mettait en échec la politique internationale étasunienne qui avait largement financé la contra-révolution (la Contra), et soutenue la dictature de Somoza durant des décennies. L’événement fut vécue et célébrée comme une victoire de la liberté contre l’oppression. Personne n’aurait osé avancer un doute sur la légitimité de la révolution Sandinista. Encore moins imaginé que certains de ses dirigeants, une fois installés aux commandes du pays, allaient se retourner contre leurs anciens camarades, s’allier avec d’anciens ennemis politiques, et priver de liberté le peuple qui les avait soutenus auparavant. Comment les anciens combattants libérateurs deviendraient des agents des nouvelles oppressions. 

Le récit de Ramirez rend compte de tout cela : ancien dirigeant révolutionnaire, l’auteur sait de quoi il parle. Son livre, publié sous le titre de «Tongolele Ne Savait Pas Danser» (en souvenir de Yolanda Yvvone Montes Farrington, « Tongolele », ancienne  danseuse et actrice mexicaine), avait été mis en vente normalement au Nicaragua, jusqu’au moment où un agent du gouvernement s’était rendu compte qu’il était un sérieux réquisitoire contre le pouvoir en place et une dénonciation du massacre de 300 étudiants désarmés qui réclamaient la possibilité d’un avenir libre.

Depuis, le livre a été censuré, son auteur condamné à l’exil et privé de sa nationalité.

La mort est au rendez-vous et empile les victimes. Des crimes épouvantables. Deux femmes dépecées vivantes, deux hommes émasculés, chez Padura.  Des tortures indicibles et fusillades massives chez Ramirez. Derrière la nostalgie, l’humour noir, ou la tendresse, le crime privé et banal se confond avec le crime institutionnel et logique.

C’est donc le temps des désillusions. Un moment propice pour réfléchir sur ces échecs politiques. Pour se demander si les raisons étaient justes et douter si les seules satisfactions de l’égalité de droits et de l’équité économique sont suffisantes pour en offrir aux citoyens une vie harmonieuse. Visiblement non. Le pouvoir financier a utilisé tout l’arsenal d’armes capitalistes pour faire chavirer le bateau des révolutions. L’hégémonie de l’argent a aussi fait préférer la consommation de masse et de marques à la liberté. Il fallait chercher ailleurs, s’émanciper de la prééminence du matériel, mais cela, les révolutionnaires ne l’ont pas compris à temps… 

LEONARDO PADURA

Ouragans Tropicaux

Editions Métailié, 494 pages, 23,50€

 

 

 

 

SERGIO RAMIREZ

A Balles Réelles

Editions Métailié, 336 pages, 23€