CUBA LINDA…TE RECORDAREMOS !

AFTER BUENA VISTA

Toutes les modes sont éphémères, et une fois étiolée la fascination pour les chanteurs anciens, l’attention portée à l’actualité musicale cubaine dans le monde a diminué de façon considérable. Quel avenir pour la musique de l’île au futur incertain, dans un monde où le marché musical est livré au formatage commercial ? Les musiciens cubains parlent de sa contradictoire évolution.

PAR FRANCISCO CRUZ

Tous les Cubains qui se retrouvent à l’étranger, peu importe les motifs et leur idéologie, chantèrent un jour « Cuba linda (jolie), de ma vie… j’aimerais te revoir comme la première fois ». Nostalgie, que le devenir implacable se charge de dissiper au rythme d’une clave, qui se renouvelle d’un tumbao à l’autre : du son montuno au hip hop, en passant par la conga, la rumba, le danzon, le bolero, les descargas cubop, la nueva trova, le jazz fusion, la timba ou le rock afro-cubain.

Les Cubains, comme les Brésiliens, sont un peuple dont l’expression créative la plus évidente passe par la musique. Un peuple dont l’histoire peut être chantée, dansée et jouée, avant même de se consolider en écriture. Depuis le milieu du vingtième siècle, la musique cubaine a conquis le public international et les musiciens cubains continuent d’émigrer, formant une diaspora qui n’a eu de cesse de se multiplier durant les dernières décennies.

DU CUBOP AU SON EN REVOLUTION

Historiquement, de Mario Bauza et Chano Pozo, à Israel « Cachao » Lopez, Ramon « Mongo » Santamaria et Carlos « Patato » Valdés, le jazz étasunien avait accueilli nombre d’excellents musiciens cubains durant les années d’après-guerre. C’était une époque d’euphorie étasunienne, pourtant infestée de paranoïa anticommuniste, de ségrégation raciale et de multiplication des mafias internationales. L’american dream germait dans un climat malsain sous l’emprise duquel Cuba se transforma en une sorte de station balnéaire, emplie de casinos et de cabarets, où la drogue coulait à flot et où se concentrait le trafic des plus belles prostituées de la Caraïbe.

Cuba était le bordel de l’Amérique, et son show ininterrompu avait besoin d’animation de qualité, Une situation paradoxalement positive pour les musiciens, car il y avait là du travail pour une quantité importante d’orchestres. Etait-ce bon pour la musique ? Pour une certaine musique, la plus dansante, la plus festive, de très bonne facture, certes, car interprétée par les meilleurs musiciens encore sur place. Derrière cette débauche de luxe et de criminalité, dont la protection et l’impunité étaient assurées par les sbires du dictateur Fulgencio Batista, à la botte de Washington, se développait la rébellion d’un peuple exploité jusqu’à la lie, un peuple affamé et privé d’éducation.

Il y a soixante ans, la Révolution conduite par Fidel Castro, Camilo Cienfuegos et Ernesto « Ché » Guevara, inversait cette situation. Les oligarchies financières, les propriétaires fonciers, les criminels et, probablement, des bourgeois qui n’avaient rien à se reprocher, quittèrent le pays, poussés par la peur. À l’époque, la propagande du Pentagone affirmait que les communistes mangeaient les enfants de leurs opposants (!). Et beaucoup de monde le croyait !

Un nombre important de musiciens qui avaient bénéficié de la splendeur havanaise, choisirent aussi la route de l’exil. Profitant d’une tournée, la Sonora Matancera et Celia Cruz fuirent du Mexique vers les Etats-Unis. « Je suis fière d’avoir été d’abord prophète dans mon propre pays. Mais si j’y étais restée, je ne serais pas devenue celle que je suis, nous disait la Reina de la Salsa. De toute façon, je ne pouvais pas y demeurer. J’adore Cuba, mais je ne reviendrais pas avant la disparition de son régime politique ». Le célèbre pianiste Bebo Valdés renonça à son statut artistique et s’exila en Suède, pour les yeux d’une femme scandinave. La série de fuites sera moins romanesque par la suite.

Washington décréta un blocus économique total contre Cuba, auquel se rallièrent toutes les puissances occidentales. Puis, le gouvernement étasunien essaya de récupérer le contrôle de l’Ile, soutenant l’invasion de Bahia de Cochinos (la Baie des Cochons), qui se solda par un échec cuisant de la CIA. La guerre froide faisait alors rage. Coupé du monde occidental, Cuba se rallia à l’Internationale Socialiste et établit d’étroites relations politiques, militaires et économiques avec l’Union Soviétique. Puis, le pays ferma ses frontières. « C’est triste ce conflit entre les Etats-Unis et Cuba, entre les Etats-Unis et le Monde. Dommage, parce que le marché naturel de Cuba c’était les Etats-Unis. Tous les artistes cubains, de musique dansante, de jazz, ou de classique, sont bien accueillis lors des rares occasions où ils peuvent se produire aux Etats-Unis », regrettait le jazzman Ernan Lopez-Nussa.

La Révolution assura au peuple cubain l’alimentation, l’habitation, la médecine, l’éducation, comme des droits inaliénables pour toute personne. Mais, le prix très cher à payer fut la perte de libertés aussi fondamentales que celles d’opinion et de déplacement.

Dans ce nouveau contexte, l’éducation musicale devint l’une des réussites les plus remarquables de l’enseignement artistique. Discipline obligatoire jusqu’à un certain niveau, une excellente formation supérieure était dispensée aux élèves les plus doués qui voulaient poursuivre une carrière musicale, C’est la raison qui explique la qualité de plusieurs générations de musiciens depuis les années soixante-dix. La musicalité naturelle des jeunes débutants se transforma en maîtrise approfondie du langage et en conscience aigüe des possibilités du matériau musical. « Auparavant, la musique populaire était jouée par les maçons, les cordonniers, les ouvriers et, surtout, par les couturiers. Les musiciens ne vivaient pas de leur musique, mais d’un autre métier. On a alors voulu introduire une grande et complexe musicalité dans notre expression populaire, et convertir tout le monde en musicien. Ce fut notre grande erreur. La plupart des gens aime la musique simple, pour se divertir, pour danser ! », se plaignait José Luis Cortés de NG La Banda, quarante ans plus tard.

Des musiciens très jeunes au moment de la Révolution devinrent les brillants précurseurs d’une nouvelle orientation, qui privilégia l’expérimentation instrumentale, la musique classique contemporaine, les musiques de film et le jazz. Coupés du monde commercial, de la musique internationale des années soixante, ces musiciens joignirent Leo Brouwer et Frank Fernandez au sein du Grupo d’Experimentacion Sonora de l’Institut du Cinéma ; d’autres travaillèrent autour de Frank Emilio Flynn ou d’Emiliano Salvador ; Chucho Valdés et Paquito D’Rivera, formèrent l’Orquesta de Musica Moderna, le devancier immédiat du célèbre groupe Irakere.

Entre temps, le musicien socialisé devint un travailleur comme les autres, salarié de l’Etat, occupé à composer et à jouer pour le mieux selon son inspiration. Une hiérarchie de salaires fut établie en vertu des compétences professionnelles. En contrepartie, chaque musicien devait se produire suivant un programme établi par le Ministère de la Culture. Les tournées à l’étranger, sensiblement réduites et très contrôlées, privilégiaient la direction de l’Est européen et de l’Afrique noire fraîchement indépendante.

La musique populaire dansante et romantique ne fut pas délaissée, mais elle perdit ses anciens privilèges. Toute la société cubaine continua à danser la rumba et à chanter des boléros dramatiques. Néanmoins, engagés dans la lutte idéologique entre deux mondes, socialiste et capitaliste, des jeunes musiciens et chanteurs fondèrent le mouvement de la Nueva Trova, dont les principaux artistes furent Silvio Rodriguez et Pablo Milanés.

Le « Ché » tombait assassiné par les militaires boliviens et ce mouvement, poétiquement et musicalement novateur, eut une répercussion énorme dans toute l’Amérique Latine, engagée alors dans un processus de libération de la domination étasunienne, en route vers un socialisme démocratique qui eut pour sinistre épilogue une série des coups d’Etat et les dictatures fascistes soutenues par la CIA.

La tristement célèbre agence d’intelligence (!) étasunienne ne lésina pas sur les moyens pour détruire le régime cubain. Attentats, tentatives d’assassinat de ses dirigeants, épidémies chimiques lâchées par des avions sur les cultures agricoles et contamination des eaux ; de John Kennedy à Richard Nixon, de Ronald Reagan aux Bush père et fils, tous essayèrent pendant plus de cinquante années de blocus de faire tomber le régime. Ce qui peut expliquer en partie la fierté du peuple cubain et son attachement, jusqu’à une certaine époque, aux rudes principes qui dirigeaient leur vie sociale.

Mais le manque de liberté était inexcusable pour beaucoup de jeunes cubains, la dissidence intérieure augmenta et, le gouvernement de Fidel Castro réalisa une manoeuvre inédite. Entre 1979-1980, il autorisa la sortie massive de candidats à l’exil vers les Etats-Unis et profita de vider les prisons cubaines de ses pires criminels. Dans la foulée, par le port de Mariel, beaucoup de musiciens partirent, parmi lesquels Paquito D’Rivera, Ignacio Berroa, Daniel Ponce, Alfredo Triff… direction New York.

« Il ne faut pas oublier que Cuba vivait à cette époque sous un embargo terrible orchestré par les Etats-Unis, et un autre imposé par les autorités cubaines. Les musiciens ne pouvaient plus écouter du jazz ni aucune musique qui se produisait aux Etats-Unis. C’était la musique de l’ennemi, se rappelle le batteur Ignacio Berroa. Chucho Valdés, Paquito D’Rivera et les Irakere étaient nos idoles, les seules à notre portée, et ils ont exercé une grande influence sur nous. Grâce aux disques qu’ils rapportaient de l’étranger, et aux écoutes clandestines des radios étasuniennes, nous pouvions suivre à peu près l’actualité musicale en dehors de Cuba. (…) Ensuite, jouer avec Dizzy Gillespie durant vingt ans a été pour moi comme un rêve devenu réalité. De Dizzy et d’autres grands musiciens, j’ai appris la simplicité et la modestie dans la vie. Cela m’a aidé à grandir comme être humain, et à me débarrasser de l’arrogance cubaine ».

LE JAZZ, PASSEPORT INTERNATIONAL DE CUBA

Les sporadiques incursions musicales dans les pays occidentaux, durant les années soixante-dix (notamment par Irakere, Omara Portuondo, l’Orquesta Aragon et Los Papines), s’intensifièrent la décennie suivante avec des nouveaux artistes, en même temps que des festivals cubains commencèrent à accueillir des musiciens étrangers de tous horizons. Chucho Valdés dirigea durant de longues années la plus prestigieuse de ces réunions, le Festival de Jazz Plaza, à La Havane, où se présentèrent la plupart des grands jazzmen, de Dizzy Gillespie à Charlie Haden, de Wayne Shorter à Chick Corea et Herbie Hancock.

Le fait que des musiciens cubains jouaient davantage à l’étranger, la décennie suivante, eut pour effet de multiplier les contrôles policiers. Ainsi que la mise en circulation des fameux « représentants » en tournée, qui retenaient les passeports, pour éviter l’évasion des artistes. N’empêche, certains s’enfuirent quand même, et ne retournèrent jamais à Cuba.

L’implosion du monde communiste, la chute du mur de Berlin et la Perestroïka russe, laissèrent Cuba orpheline de tout soutien économique. Sous la pression des Etats-Unis, ses anciens alliés idéologiques lui tournèrent le dos. Et Cuba sombra. Une nouvelle donne apparut : la faim. Et ce pays érigé en exemple latino-américain, le seul pays où personne ne souffrit d’un manque de nourriture durant vingt-cinq ans, et où l’analphabétisme avait disparu, glissa dans une « période spéciale ».

Le monde avait changé. La critique interne, subtile au temps de la Nueva Trova, s’intensifia dans la poésie des groupes de rock, suivis par ceux de reggae et de hip hop. Contemporains à cela, le groupe de rock afro-cubain Sintesis, le jazzman Ernan Lopez-Nussa, et le chanteur pop Carlos Varela, atteignaient leur maturité artistique, doublée d’une surprenante reconnaissance populaire. « Nous ne désespérons pas d’être célèbres ni de signer des juteux contrats ; nous récoltons ce que nous avons semé. Ici à Cuba, on peut faire la musique que l’on veut, sans crainte de mourir de faim », disait Carlos Alfonso du groupe Sintesis. « Adolescent, j’écoutais Bartok, Kodaly, puis j’ai découvert les Beatles, Crosby, Stills, Nash & Young et Pink Floyd, qui furent des influences importantes pour nous. Je ne sais pas faire « un, dos, tres, pa’elante Maria », faire danser les pierres et gagner la reconnaissance et beaucoup d’argent. Malgré tout, nous avons fait dix disques de notre afrocuban-rock ».

Sintesis faisait partie des « secrets » musicaux de Cuba, tandis que le jazzman Gonzalo Rubalcaba devint un phénomène international multipliant tournées et enregistrements avec Charlie Haden et Paul Motian, Jack Dejohnette et John Patitucci, Joe Lovano et Mickael Brecker. Autorisé à émigrer à la République Dominicaine, il s’installa ensuite aux Etats-Unis et poursuivit une carrière comblée de réussites artistiques. « Dans notre forme de vie nomade, au-delà des accords de tonalité ou de rythme, il doit exister un espace où l’on peut s’écouter les uns les autres, confronter nos opinions, et respecter nos divergences. Ça s’applique à tous les domaines de la vie : la politique, la conscience sociale, les relations humaines, réfléchit Rubalcaba. L’intéressant est de ne pas rester attaché dans une admiration nostalgique du passé, mais d’évoluer avec le temps, d’être ouvert aux perspectives apportées par les nouveaux partenaires, et faire sa propre révolution dans les idées ».

À Cuba, tous les jeunes musiciens voulaient jouer ailleurs. Certains épousèrent des femmes étrangères et partirent vers des nouveaux horizons inconnus, comme Omar Sosa, les Orishas, Julio Barreto. À cette période, les dirigeants cubains introduisent une insolite double économie : pesos et dollars. Soudain, les musiciens, toujours employés de l’Etat, étaient censés apporter les devises dont le pays avait besoin. Les portes s’ouvrirent aux contrats étrangers, mais les impôts retenaient vingt-cinq pour cent des cachets. Enfants des Van Van et d’Irakere, des groupes comme NG La Banda et La Charanga Habanera imposèrent la timba, rumba funky saturée d’électronique, et atteignirent un succès inattendu en Europe et en Amérique Latine, et gagnèrent moult dollars.

Jusqu’au montage du collectif Buena Vista Social Club et l’engouement international pour les anciens chanteurs cubains. Le projet de Juan de Marcos, transfuge du groupe Sierra Maestra, produit par Ry Cooder et porté au cinéma par Wim Wenders, fut le moteur qui inspira la mode de l’ancien son cubain. Le conflit explosa alors, parce que les producteurs européens payaient de très bas cachets aux chanteurs âgés, et n’engageaient guère les groupes plus jeunes, qui réclamaient d’être payés correctement. « C’est très facile pour les producteurs français de prendre quatre vieillards, qui ne connaissent rien du marché. Les chanteurs à la retraite ne coûtent pas cher et, faire un disque avec eux c’est très facile », s’enflammait « El Tosco » Cortés de NG La Banda. « Je ne vais pas solder mon travail. Je suis très bien ici, à Cuba. Je travaille beaucoup et je ne vais pas mourir de faim ».
La mode internationale des anciens soneros fut un sujet délicat, elle touchait les musiciens de tous le styles. « Il se peut qu’elle soit le résultat d’une maneouvre politique. En dehors de Cuba, il existe la volonté de nier la valeur de la musique cubaine actuelle, de ne pas vouloir reconnaître la qualité d’aucune musique née après la Révolution », avançait suspicieux Carlos Alfonso. « Celle que l’on vend ailleurs comme « tradition cubaine » est ici la musique pour les touristes. Il y a des bons interprètes, mais les compositeurs de cette tradition, Miguel Matamoros, Sindo Garay, Benny Moré, Manuel Corona, ils sont tous morts ! ».

L’APRES BUENA VISTA

A la fin du vingtième siècle, l’introduction de l’argent international dans la société cubaine, provoqua un violent changement des rapports entre les musiciens plus jeunes. La jalousie déplaça le respect, la concurrence fit oublier la solidarité. L’humilité fut remplacée par l’ostentation, et les valeurs de la société capitaliste s’emparèrent de l’esprit de nombreux musiciens qui avaient grandi dans l’austérité. « L’exode est suscité par une situation générale délétère. Pourtant, ce n’est pas une règle valable pour tous les artistes. La plupart s’en vont par ignorance. C’est absurde de quitter son pays, sa culture, son entourage familial, ses amis, pour aller vivre mal ailleurs C’est vrai qu’à Cuba il y a des problèmes de communication et des conflits politiques irrésolus, qui jouent contre la culture. Mais, ils sont nos problèmes, et c’est à nous de lutter pour les résoudre », s’insurgeait Ernan Lopez-Nussa. Il ajoutait : « Les jeunes musiciens ne savent pas défendre leur musique. Ils se laissent vaincre rapidement par la facilité et l’appât du gain. L’argent est devenu pour eux aussi plus important que l’art. (…) Si l’on veut devenir riche, il ne faut pas faire du jazz ni, a fortiori, être musicien.»

Après quarante-neuf ans à la direction du gouvernement, Fidel Castro, l’ancien révolutionnaire et chef du gouvernement passa le pouvoir à son frère Raul. Qui, par la suite, ouvrit la voie aux promesses d’élections démocratiques. L’exode allait-il s’estomper ? « Le moment est très important pour ceux qui sont à Cuba et pour ceux qui habitent à l’étranger, précisait alors Gonzalo Rubalcaba. Surtout, par le décalage entre l’actualité et les idéaux qui ont inspiré la révolution. C’est triste. Historiquement, la révolution est défendable, mais pas le maintien de la situation qui résulte du processus politique. »

La diaspora de musiciens s’amplifia sans relâche durant les derniers années : après le regretté Miguel « Anga » Diaz, Alain Pérez et Rolando Luna s’installèrent en Espagne, Horacio « El Negro » Hernandez en Italie, Dafnis Prieto, Pedro Martinez et Yosvany Terry à New York, Yilian Cañizares en Suisse, pour ne citer que ceux dont les projets artistiques semblent les plus consistants. Orlando Valle « Maraca », Harold Lopez-Nussa et Roberto Fonseca vivent officiellement toujours à Cuba, mais ils étaient (avant le Covid) en tournée plusieurs mois de l’année. Et Chucho Valdés, éternel ami de Paquito D’Rivera, retrouva son père Bebo dans le sud hispanique avant sa disparition, monta un quartet puis un nouvel ensemble à géométrie variable et développe depuis une carrière personnelle mise entre parenthèse durant les trente ans d’Irakere. « J’avais mis le quartet en veille parce que j’avais envie de développer le travail avec une grande formation. J’avais privilégié mon rôle de compositeur et directeur d’orchestre, mais un jour l’heure du Chucho pianiste est arrivé. (…) La musique est un idiome universel ; les musiciens nous parlons cette langue et, même si chacun à son groupe et sa ligne de travail, nos retrouvailles avec Paquito sont toujours chaleureuses, et nous avons toujours envie de rejouer ensemble ». Ils seront à la Philharmonie de Paris, pour célébrer les 80 ans de Valdés, ce mois de novembre.

Le plaisir de jouer ensemble, pour l’amour de la musique dans un processus de création exigeante, c’est ce qui donnait la force aux meilleurs groupes de musique cubaine contemporaine. Le doute réapparaît désormais, à l’écoute des nouveaux ensembles, et surtout face à la dégradation de l’éducation scolaire. Le pianiste Harold Lopez-Nussa, nous disait : « L’éducation qu’ont eut mes parents était exceptionnelle. Celle de ma génération était très bonne aussi.» Malheureusement, ces derniers temps il y a eu un relâchement dans l’attention sociale et l’éducation primaire en pâtit. « Enfant, je vivais à Centro Habana, l’un des anciens quartiers les plus typiques. À l’école, avant et entre les cours, on diffusait de la musique populaire de qualité, La Nueva Trova, la Trova Santiaguera, des chansons avec des messages et des valeurs poétiques. Vingt ans après, à la même école, on entendait du reggaeton, des chansons au fort contenu sexuel et super machistes. Ce n’est pas drôle de voir des enfants chanter à tue tête ces chansons ! Et cette vulgarité s’est répandue partout

Le hip hop à Cuba, autrefois expression de la jeunesse hors du système, de sa marginalité et de sa frustration, devint davantage visible. La technologie aurait permis contourner le contrôle et le monopole de la distribution? Depuis quelque temps, les rappeurs font (d’abord leurs cassettes) leurs disques à la maison, les distribuent sur des réseaux underground et les vendent directement. « C’est un marché en expansion, nous confiait Roberto Fonseca, jazzman fan de hip hop, dans lequel on retrouve des artistes de qualité, protestataires ou pas, comme X Alfonso, Danay Suarez, le collectif Obsesion… Dans un autre registre, j’aime Dayme Arocena. Pourtant, ce qui me préoccupe, c’est le manque d’exigence de certains MC, occupés surtout de devenir très populaires afin d’exploiter un filon commercial. À Cuba, à la différence d’autres époques, il y a une attitude nouvelle chez certains musiciens qui m’agace et m’attriste. On ne s’occupe pas de la musique, mais du look et de l’emballage. Ne rechignant pas à la vulgarité afin de vendre plus pour gagner plus.» Le cas du reggaeton est un bon exemple : un rythme entraînant qui a eu un succès formidable, désormais couplé de textes qui dénigrent la musique cubaine. « J’ai honte quand les gens pensent que c’est ça la musique actuelle de mon pays. Par contre, j’aimerais que les amis français visitent La Havane et découvrent La Fabrica del Arte, et ainsi réalisent que Cuba ce n’est pas seulement rhum-cigares, vieilles voitures… et jolies femmes

Cette «fabrique d’art contemporain» est un formidable centre de réalisation de tous les Arts – cinéma, mode, théâtre, peinture, danse, musique…- (un projet indépendant, initié par Carlos et Ele Alfonso du groupe de rock Sintesis, et leurs enfants Eme et X Alfonso). La Fabrica, située dans le quartier El Vedado de La Havane, est un épiphénomène que réunit musique, peinture, cinéma, mode, sculpture, photo… ; artistes cubains et étrangers. C’est le plus important fait culturel à Cuba ces dernières années.

En 2016, la visite de Barack Obama à Cuba, l’annonce du rétablissement de relations entre les deux pays, la succession de tournées d’artistes cubains aux Etats Unis, et même le concert des Rolling Stones à La Havane, furent des signes positifs qui pouvaient laisser présager de meilleurs moments pour la musique cubaine. Le processus de déblocage commença par l’échange d’espions, puis l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche saborda toutes les bonnes intentions.

À Cuba, et jusqu’à 2019, le jazz jouissait d’une bonne dynamique. Il y avait beaucoup d’activité, des nouvelles formations, pourtant – Roberto Fonseca nous en faisait la remarque – « subsiste toujours le vieux réflexe d’en faire une musique difficile. (…) Je veux que le jazz donne aussi du plaisir aux gens. Si beaucoup de monde boude le jazz, c’est aussi de la faute des musiciens, qui utilisent des formes et des sons qui ne s’adressent pas au public, mais à un cercle restreint de musiciens. Avec mon groupe j’aspire à donner une nouvelle popularité au jazz. »

Dans le monde globalisé, où la diffusion de la musique se fait principalement sur le web, la présence de jazzmen cubains avait sensiblement diminuée. Roberto Fonseca était pourtant devenu le plus populaire des artistes cubains de la nouvelle génération et multipliait les concerts, notamment en France. Il était en passe de réussir son projet.
Le chaos provoqué par la manipulation liberticide d’un virus, à l’échelle planétaire, semble avoir tout remis en question…

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AU TEMPS DE BUENA VISTA SOCIAL CLUB

REFLEXIONS AUTOUR D’UNE REEDITION