MICHEL EMBARECK – TROIS CARTOUCHES POUR LA SAINT-INNOCENT

À L’INNOCENTE LES MAINS PLEINES

PAR CHRISTIAN LARRÈDE   PHOTO FRANCESCA MANTOVANI

Jeanne Moreau (la vraie, pas l’actrice), septuagénaire récemment élargie d’une peine de prison de deux années pour le meurtre de son mari, qu’elle accuse de violences conjugales et d’attouchements incestueux sur la personne de deux de ses filles, a bénéficié du soutien indéfectible des réseaux sociaux et du Tout-Paris, et d’une grâce partielle puis totale du Président de la République. Pour son 24ème livre, Michel Embareck, ancien journaliste à Best puis localier, tente d’ouvrir, grâce à l’opiniâtreté d’un double en écriture, d’autres portes vers la vérité. Et si ce qui précède vous rappelle l’affaire Jacqueline Sauvage, vous n’avez pas tout à fait tort.

Les premières pages de votre roman exsudent une profonde nostalgie. Votre héros, Franck (Madame Bovary ?) Wagner, journaliste fait-diversier à la retraite et veuf inconsolable, ne comprend plus vraiment le monde dans lequel il s’ébroue, à commencer par ce qu’est devenu son métier…

La place d’un journaliste est dans la rue pas au bureau pour y surveiller les réseaux sociaux comme c’est désormais trop souvent le cas. Le journalisme demande du temps, du temps pour se renseigner, du temps pour rédiger, donc de l’argent pour les patrons de presse. Le journalisme de presse écrite c’est tout le contraire de l’instantanéité. Je suis sidéré de voir qu’on s’extasie aujourd’hui sur certains reportages parus dans la presse nationale alors que c’est juste du bon boulot de localier comme on l’exerçait jusqu’au milieu des années 90. Aller sur le terrain, regarder, écouter, poser des questions en se gelant le cul aux bords des champs ou des ronds-points. Je ne parle même pas d’investigation qui demande des jours et des jours de travail sans certitude de résultat. En fait, là aussi il faut suivre les sous. Les journalistes putes à clic à qui on demande surtout de nourrir le site internet du journal ne sont rien d’autre que des appeaux à publicité.

Stylistiquement, ce road-movie où l’enquêteur va où son camping-car le pousse (des berges de la Creuse à votre Jura natal), déroule le charme d’un univers disparu, où l’on emploie d’étranges mots (« les éconocroques ») et où les restaurants pour routiers n’ont rien perdu de leur charme…Et s’imposent les ombres portées de Frédéric Dard ou Pierre Mac Orlan…

Ces derniers mois en relisant René Fallet je me suis rendu compte que son œuvre m’avait énormément marqué. Le style de romans comme Pigalle ou La Grande Ceinture reste un modèle. Je regrette qu’il soit surtout connu pour La Soupe Aux Choux, une pochade, car c’était un putain de styliste. D’une façon générale, oui, j’ai été nourri de littérature populaire française (Marcel Aymé, Pagnol) mais aussi de littérature américaine (Dos Passos, Hemingway et surtout Steinbeck) parce qu’à la bibliothèque du lycée où j’étais interne tous ces livres étaient disponibles et que lire constituait la seule distraction. Pas de journaux, pas de télé, pas de radio. Donc nous lisions énormément autant Frederic Dard que Caldwell. Le style c’est ce qui différencie les écrivains des journalistes et des pisseurs de romans formatés dont l’inspiration navigue sur l’écume de l’actualité. J’ai été agréablement surpris que Despentes reconnaisse n’en avoir aucun (dans une interview à Society). Le style c’est une langue à soi comme en musique c’est un son à soi à la façon de J.J Cale ou Tony Joe White.

On peut s’interroger : pourquoi avoir opté pour une forme romancée, alors que les clés du documentaire s’imposent (François Corrèze, Président de la République) ?

Pour une raison technique assez simple. Il était impossible de prouver l’existence d’argent noir comme le laisse supposer le train de vie du couple (maison, armes haut de gamme, chasses privées, ball-trap, voitures) qui était propriétaire d’une toute petite entreprise, mais aussi d’un mystère autour d’un héritage. Et puis, un document (ou documentaire) repose sur les témoignages des interlocuteurs. Les miens ne souhaitaient pas voir leurs noms révélés même si de nombreux avocats ou magistrats connaissent les dessous de l’affaire.

Pourquoi vous être appuyé sur le cas de Jacqueline Sauvage, libérée (un 28 décembre, jour de la… Saint-Innocent) malgré deux condamnations aux assises ? L’unanimité vous répugne ?

Pas du tout. Pour avoir longtemps fréquenté les prétoires comme journaliste j’ai assez confiance en la Justice. Donc, deux verdicts identiques rendus par deux cours d’assises différentes devaient reposer sur une certaine réalité du dossier. Au départ, mon attention a été attirée par la notion de légitime défense différée plaidée en appel par ses avocates. Cette notion n’existe pas en droit français mais j’en avais entendu parler en Louisiane à propos d’un vol de voiture. Donc défendre une personne accusée d’assassinat (assassinat, hein, c’est pas rien) en utilisant une notion juridique inconnue de notre Code pénal m’a semblé complètement délirant. J’ai mis ça dans un coin de ma tête tout en continuant à suivre l’affaire. Le déclic pour écrire ce livre est venu lorsque j’ai interrogé un vieux copain avocat pénaliste sur le sujet et qu’il m’a répondu « No comment ». Manifestement, il était au courant de l’entourloupe politique. Quant à l’entourloupe financière finale elle m’a été livrée par un autre avocat pénaliste manifestement mécontent … de n’avoir pas obtenu le dossier !

Dès les premières pages, vous insistez sur le fait que, dans ce genre d’affaires, il faut s’intéresser à la provenance de l’argent, et à la pression du politique…

L’argent, « suivre les sous » comme je dis, est une vieille marotte. Quand on s’intéresse à ce dossier on découvre une constante : les disputes à l’intérieur du ménage avaient toutes l’argent pour origine. Le mari était un toxico du fric. Le dossier ouvre sur le sujet des pistes (avec des sommes très précises) auxquelles l’instruction ne s’est pas intéressée. La Justice avait des aveux (fondamentaux les aveux) et un plausible mobile, donc pour les magistrats l’affaire était classée. Au sujet du mobile (les violences conjugales) le mari n’était connu des gendarmes que pour une vague histoire de stationnement de camion alors que l’auteure du crime était connue pour des menaces de mort avec arme ! Côté manipulation politique, j’ai été mis sur la piste par un de mes interlocuteurs. Ensuite en se replongeant dans l’époque, en regardant les dates, les déclarations des uns et des autres, ça s’emboîtait comme du Lego.

Quelle a été votre pratique investigatrice ?

Comme un journaliste qui avait son temps… J’ai lu le dossier, les minutes du procès en première instance, rencontré des gens qui chacun de leur côté m’ont raconté ce qu’ils savaient ou m’ont donné leur avis sur un point précis. Par exemple, en ce qui concerne les armes je vérifie toujours auprès d’un ami passionné par le sujet. Il ignorait complètement sur quoi je travaillais. A peine lui avais-je posé une question sur ces fameuses trois cartouches (deux de gros plomb et une balle à sanglier) qu’il a identifié l’affaire, m’a parlé de la réputation de cette femme et du milieu des chasses privées où le paraître (vêture, voitures, fusils de qualité) possède son importance.

Si beaucoup de scènes sont directement empruntées à la vie de Jacqueline Sauvage, certains instants résonnent comme du pur baroque, comme ce survol par des aérostiers britanniques d’une Jeanne Moreau fesses à l’air.

C’est une de ces cocasseries dont j’ignore comment elles me viennent ! A part ça, j’ai longtemps habité à proximité d’un lieu d’où décollaient des aérostiers et j’adorais entendre le souffle des brûleurs avant de voir apparaître le ballon au-dessus du toit de la maison.

En chapitre liminaire, Jeanne Moreau apparaît comme manipulatrice, cynique, et passablement névrosée. Vous aviez d’ores et déjà choisi votre camp ?

Il est difficile de faire autrement quand on décortique le dossier après avoir subi la fable servie sur les réseaux sociaux et certains médias par ceux et celles qui ont défendu sa cause. Cette affaire est exemplaire de notre époque. La Justice fait son travail avec humanité (on passe sur la préméditation, l’absence de preuves concrètes des violences conjugales, les déclarations qui s’avèrent mensongères) et rend un verdict minimal. Sur quoi se greffe une campagne populiste de désinformation sous tendue par des intérêts politiques (on est en 2015, la présidentielle se profile) et financiers (le livre puis le téléfilm à venir). Voilà comment une cause juste (celle des violences faites aux femmes) est manipulée au travers d’un très mauvais exemple. La voix de la raison devient inaudible.

Aviez-vous conscience, qu’en affrontant tous ceux qui ont porté un jugement sur l’affaire sans avoir ouvert le dossier, vous vous exposiez à des critiques acides ?

Je suis surtout étonné par le qualificatif de « politiquement incorrect » attribué à un roman basé sur des faits avérés et une enquête complémentaire. Le politiquement correct serait donc de gober toutes les âneries répandues sur les réseaux sociaux ou les chaînes d’info en continu par des personnes politiquement ou financièrement intéressées à la cause.

Dans ce roman, vous vous positionnez à la frontière de la poésie et du roman noir : une position inconfortable ?

La poésie vient peut-être du décor provincial dans lequel se déroule l’enquête, mais aussi de l’évocation de la ruralité des années 50-60. Cette affaire est un drame de campagne avec ses secrets, ses jalousies, ses histoires de famille et une familiarité presque quotidienne avec les fusils de chasse. Le couple, lui-même, cultive une mentalité paysanne ancrée dans les années 60 : ils sont bosseurs, grippe-sous et fiers de fréquenter les hobereaux du coin lors de chasses privées. Et puis il fallait laisser respirer le lecteur et … l’auteur !

Peut-on considérer que vous avez choisi en planche d’appel un fait divers, simplement pour rappeler que ce que vous aimez de notre quotidien s’évanouit peu à peu ?

Question complexe. J’aime la vie à la campagne. Au plan politique les habitants des villages sont totalement dépossédés de leurs souhaits par l’intercommunalité, la fusion des cantons, les politiques de « pays » et surtout la réforme des régions. Quand on voit que les habitants de Châtellerault appartiennent à la même région que ceux de Bayonne, c’est complètement dingue. D’un autre côté, se sont développées des initiatives agricoles ou commerciales qui renouent avec un passé où on avait le temps et où on vivait selon les saisons.

La morale de Trois cartouches… est-elle que tant qu’il y aura des rebelles (obstinés, les rebelles), tout ne sera pas totalement perdu ?

Voilà une question d’un optimisme quasi psychédélique ! Il faudrait tout d’abord s’entendre sur la signification du mot « rebelle » puisque aujourd’hui les complotistes et autres timbrés le revendiquent. Je ne crois plus (et depuis longtemps) que le monde changera sous le poids d’une volonté humaine. Tchernobyl, Fukushima, le krach boursier de 2008 n’ont pas servi de leçon pas plus que la pandémie actuelle. L’ultra libéralisme fou continuera et la répression des rebelles sera de plus en plus violente parce qu’il n’a que ça à opposer à ceux qui en contestent la logique suicidaire. Sincèrement, j’admire ceux qui ont encore le courage de se battre pour stopper la machine infernale du profit.

MICHEL EMBARECK
Trois Cartouches Pour La Saint-Innocent
Roman noir
Editions L’Archipel, 216 pages, 18 euros