JUANA MOLINA

«JEUNE, J’AVAIS HONTE DE « JOUER À LA CHANTEUSE », ALORS J’AI TROUVÉ UN STYLE TRÈS PROCHE DU PARLÉ»

PAR FRANCISCO CRUZ   PHOTO MARCELO SETTON

Quand un européen oriente ses oreilles vers l’espace musical argentin, il pense d’abord entendre une chanteuse de tango ou de folklore. Les américains y perçoivent surtout du rock. Depuis plus de 20 ans Juana Rosario Molina est comme une apparition inattendue dans la constellation des musiques actuelles argentines, introduisant une sonorité nouvelle, un électro-folk sans référence locale. Au milieu du marasme actuel, la réédition de son album Segundo, album décisif dans sa vie musicale, sonne comme un heureux accord libre.

Avant d’intégrer le monde de la musique, vous étiez déjà une personnalité connue, populaire, dans le monde du théâtre et de la télévision à Buenos Aires. À partir de 1996 vous tournez la page, quittez les plateaux et les pièces humoristiques, et vous vous consacrez exclusivement à la musique…

La musique, c’est ce que je voulais pour moi, bien avant mon aventure à la télévision. Mon travail à la télé m’a aidé a payer mes études musicales. Je me sentais bien à la télévision, je jouais des personnages avec plaisir, mais ce n’est pas ce que je désirais faire dans ma vie.

Vous avez toujours joué une musique originale, très rarement des reprises.

Quand j’étais plus jeune, j’avais la conviction que si une mélodie, une phrase, un thème, sonnait comme quelque chose que je connaissais, cela n’avait aucun intérêt. À 18 ans j’aimais interpréter une chanson personnelle, jusqu’au jour où j’ai entendu à la radio une mélodie qui lui ressemblait beaucoup, jouée par Suzanne Vega. Ma chanson, je ne l’ai plus jamais chanté. Elle m’est apparue inintéressante et je ne voulais pas entendre dire que j’avais copié Suzanne ! Puis, j’ai appris à relativiser, car je ne pourrais jamais écouter tout ce qui se joue sur la planète et, probablement, dans ma musique il y a des choses qui ressemblent à la création de quelqu’un que je n’ai jamais entendu…

Vous aimez jouer de préférence seule ou accompagnée, comme lors de votre dernière tournée européenne?

La plupart du temps j’ai joué toute seule, avec ma guitare électrique, mon clavier et mes effets. Parfois, selon les projets, j’invite différents musiciens. Autrefois, j’avais un quartet, puis j’ai joué en duo. Une fois, mon complice m’a planté deux jours avant un grand concert. C’est là, dans l’urgence, que j’ai débuté mon set en solo, qui a vécu pendant de longues années (2004-2008).

« DEPUIS QUE SEGUNDO A PRIS FORME, J’AI EMPRUNTÉ UN CHEMIN QUE JE N’AI TOUJOURS PAS ABANDONNÉ A CE JOUR. IL CONTIENT EN GERMES TOUT CE QUE J’AI FAIT DEPUIS »

Les musiciens invités participent-ils à la création de la musique, avant d’arriver sur scène?

Très peu. Car j’ai clairement défini le chemin par où je souhaite faire avancer ma musique. Une fois, dans un studio au Texas, j’avais demandé au guitariste de doubler mes guitares. Il jouait plus vite et ça sonnait techniquement mieux. Pourtant, j’avais construit toute la chanson sur le timbre « moins bon » de ma guitare, ce qui, finalement, lui donnait un caractère, un son, plus riche ; j’ai gardé ma première version. Parfois, on enregistre des choses à plusieurs et à la fin on ne sait plus qui à fait quoi !

On pourrait penser que c’est le cas de tous les effets et bruitages du thème «Lentissimo» sur Halo, votre dernier album.

Pour ce morceau, l’ingé son avait porté un Ekdahl Moisturizer, une reverb qui nous avait emballés et nous avons tous voulu l’utiliser ! Au moment de l’enregistrer, je m’imaginais dans une vallée immense couverte par ma voix comme une cloche… Puis, tandis que le batteur jouait parfaitement mes maquettes rythmiques, j’ai joué la pédale hit-hat de façon un peu aléatoire, ce qui donne un décalage bien spécial.

Votre voix, au timbre si particulier, résonne comme une incantation. En écoutant Segundo, Rosario Molina, une dame qui connaissait le chanteur de tango Horacio Molina, votre père, disait : « cette fille chante comme lui, elle te porte à l’intérieur de son histoire »… Dans vos concerts, la magie opère… les gens rentrent dans une sorte de transe.

Mes préjugés ont toujours joué en faveur et contre moi. Très jeune j’avais honte de « jouer à la chanteuse », alors j’ai trouvé un style très proche du parlé. Je chante comme je parle ! J’ai toujours trouvé bizarres ces gens que te parlent d’une façon simple et directe et pour chanter adoptent des voix affectées et dégoulinantes de pathos… Des personnages super étranges ! Ça ne m’empêchait pas d’aimer certains, Nina Hagen par exemple, mais j’étais un peu bloquée en pensant «que vont dire de moi si je fais comme ça»… C’était une erreur, une grosse erreur, mais c’était comme ça et j’ai évolué avec. L’expérience de centaines et centaines de concerts m’a aidé aussi à me détendre, et à laisser ma voix explorer plus librement. Cette dame s’appelle comme moi ? C’est drôle !

Vous appelez votre musique «folkronica» (electronica folk) et nous l’avons toujours écouté comme un accord majeur entre le rock réflexif de Luis Alberto Spinetta et les réminiscences folk du Cuchi Lueguisamon. Deux musiciens assez populaires en Argentine. Pourtant le public local n’a pas été commode avec vous, il a mis du temps à s’approprier de votre musique.

C’est vrai, mais désormais il y a beaucoup de monde qui me suit en Argentine. L’incompréhension du début s’est transformée en soutien depuis le disque Web 21…; c’est à dire après avoir été reconnue en Europe et les États-Unis.

Les musiciens qui vous accompagnent sont bien plus jeunes que vous et votre public est encore plus jeune. Après votre tournée en première partie de David Byrne, un journaliste du New York Times a dit que vous êtes « la Björk d’Amérique Latine »; comment prenez-vous ce commentaire ?

Comme un éloge, évidemment ! Il voulait dire, probablement, qu’on se ressemble parce que chacune fait ce qu’elle veut sans aucune limite, ni formelle, ni de style, ni de rien. On fait ce qui nous traverse l’esprit. Ceci dit, la comparaison s’arrête là. Musicalement nous sommes très éloignées, et les moyens de production de Björk ne sont pas les miens !

La création de Segundo (deuxième) a durée quatre ans, entre Buenos Aires et la Californie. C’était en pleine crise financière, quand les banques ont volé l’argent de milliers d’épargnants en Argentine. Quelle place occupe cet album dans votre discographie ?

Depuis le moment où Segundo a pris forme, j’ai emprunté un chemin que je n’ai toujours pas abandonné à ce jour. Voilà pourquoi cet album est si important pour moi. Il contient en germes tout ce que j’ai fait depuis. J’ai compris comment composer en temps réel, découvert comment fixer et me baser sur ces moments de recherches et de trouvailles. Tout le reste devient superflu.

N.D.L.R. : La réédition de Segundo – qui a connu aussi une édition japonaise et une autre anglaise – arrive 21 ans après sa première parution. L’album est remasterisé et accompagné d’un livret très riche qui retrace les débuts de la carrière musicale de Juana Molina ; il contient de nombreuses anecdotes, témoignages, photos et dessins inédits.

JUANA MOLINA
Segundo
(Crammed/L’Autre Distribution/Pias)