IVA BITTOVA

Ses dernières apparitions en compagnie du trio Eviyan, du groupe Bang On A Can ou du clarinettiste Don Byron, ne peuvent faire oublier que la violoniste et vocaliste tchèque est surtout une formidable performer solitaire. Celle qu’on a découvert un jour à Luz et suivie ailleurs, de Paris à New York, lors des rares concerts entre la Cité de la Musique, la Knitting Factory et (aussi) Time in Jazz, en Sardaigne. Absente des scènes françaises depuis plusieurs lunes, Iva Bittová est de retour sur les Pyrénées, et c’est un événement musical lumineux. Symbolique dans la sombre période que nous vivons…

PAR FRANCISCO CRUZ

BOHEMIENNE IMPREVISIBLE ET NOMADE MUSICALE

Inclassable, navigant entre folk, rock expérimental et musiques improvisées, le violon iconoclaste et les vocalises vertigineuses ont fait d’Iva Bittová  l’une des figures les plus attachantes dans le monde des nouvelles musiques européennes des dernières trente années. Iva Bittová  se produit et enregistre en solo, duo, trio, quartette, orchestre de cordes et avec des producteurs de musiques électroniques. Son travail musical est comme un mandala sonore éclaté en une série d’enregistrements extrêmement diversifiés, mais distribué de façon très aléatoire ; ce qui n’a pas empêché (mais retardé) une reconnaissance internationale amplement méritée. Comédienne à l’origine, la musicienne aime surprendre, oscillant entre ambiance circacienne et circuit post-punk, évoluant sur un double tréfonds de classique et de jazz. Son programme au Jazz Festival de Luz Saint Sauveur sera sans doute un reflet fidèle de son répertoire délicieusement équilibré entre folk d’ascendance moldave et improvisation avant-gardiste, dynamisme instrumental et finesse vocale : un mélange exquis de sons familiers et inouïs, qui entraîne et subjugue.

Fille de Koloman Bitto – contrebassiste, trompettiste et joueur de cymbalum réputé -, Iva Bittová fit très tôt exploser en miettes les attentes paternelles et les enseignements académiques. Du point de vue esthétique, aucun commissaire du réalisme socialiste n’a pu diriger la vie artistique, ni l’incontrôlable créativité de la jeune femme. Laquelle a, depuis ses débuts, proposé une musique inclassable, née de la fusion du rock expérimental et du folklore tzigane, d’improvisations jazzistiques et d’écriture contemporaine. Dans une mise en scène ouvertement théâtrale. « Le théâtre est, pour moi, fondamental : ce fut ma première affirmation existentielle, le premier choix artistiquement personnel et symboliquement « contre » mon père, qui voulait m’apprendre le violon à quatre ans ! ».

Même profondément influencée par la vie musicale de sa famille (une mère chanteuse, une sœur violoncelliste et compositrice), « j’ai commencé mon parcours artistique, au Conservatoire de Brno par le théâtre ». Puis, Iva Bittová a enchaîné avec la danse et le cinéma. De fait, quand elle décida enfin de se consacrer pleinement à la musique, « mon corps sur scène devint le prolongement naturel de ma voix et de l’instrument ». Le violon, donc, qu’elle apprivoisa relativement tard, «après avoir tourné dans le monde en tant qu’actrice, avec une grande curiosité et beaucoup d’insouciance

Alors, quand elle décida de se consacrer définitivement à la musique, c’est avec une passion rare qu’elle se lança dans un processus d’apprentissage fou afin d’acquérir la maîtrise totale de son instrument : «neuf heures par jour de travail au violon, c’était la condition nécessaire pour atteindre la liberté expressive que je souhaitais… ».

IMPROVISER COMME DANS UN JEU D’ENFANT

Iva Bittová atteint alors sa liberté musicale, faisant exploser les préjugés des académiciens et la censure des commissaires du style. Par ses collaborations avec des acteurs survoltés, sa participation à de groupes de rock underground, sa constante ouverture vers les musiques d’ailleurs, expérimentales ou ethniques, électriques ou acoustiques, qui la mirent en relation avec des musiciens improvisateurs aventureux : Fred Frith, Tom Cora ou Chris Cutler, David Krakauer, Don Byron… À la Knitting Factory de Brooklyn, mais aussi dans le village de Lelekovice, où elle habite, à quelques kilomètres de Brno. Iva Bittová  organisait un étonnant festival avec la participation des villageois, lequel, hormis le dialogue entre folklore et avant-garde, devint un symbole d’engagement citoyen contre les oppressions.

Sa sensibilité l’a toujours portée loin des sentiers balisés. Iva Bittová ne pouvait jouer sa musique libre et rester à l’écart des événements politiques de l’ancienne Tchécoslovaquie. Elle fit partie des personnalités culturelles les plus engagées dans le processus de résistance contre l’ancien gouvernement pro-soviétique, une des artistes les plus actives dans la reconstruction de la démocratie. Il était alors courant de la voir sur la même scène qu’un certain Vaclav Havel, le poète devenu premier chef de gouvernement de la nouvelle République Tchèque. Elle vécut intensément la révolution de 1989. Mais sans être une Pasionaria ; rien à voir avec les symboles politiques. Trop libre pour cela, Iva Bittová  reste « plus proche des enfants que des ministres ».

Pour les enfants, elle peut jouer des après-midis entières, avec une grâce et un esprit ludique aussi fin que léger, aussi exigeant et créatif que celui qui l’anime lors du concert du soir pour un public adulte. « C’est l’héritage du théâtre et, probablement, le souvenir d’un magasin de jouets où j’ai travaillé à une époque lointaine » dit-elle, et son regard brille plus joyeusement.

Iva Bittová peut passer, sans transition ni coupure, d’une comptine jouée avec le simple accompagnement de grelots à une composition électronique ultra sophistiquée. Mais aussi chanter en tchèque, anglais ou allemand ; interpréter une chanson expérimentale aux fausses allures pop ou se lancer dans une improvisation délirante et gutturale. Sa voix magnifique, harmonisant à l’unisson ou faisant le contrepoint du violon déchaîné, dans un époustouflant numéro d’acrobatie rythmique ; un chant funambule à couper le souffle. Parfois, il lui arrive de quitter la scène pour aller à la rencontre du public, pour des moments de magie que chacun voudrait étirer jusqu’à l’impossible…

Iva Bittová illumine aussi la bande son du (magnifique) film documentaire Step Across The Border – consacré aux explorations soniques, aux possibilités infinies (et aux limites incertaines) de l’improvisation musicale. Avec Fred Frith, Cyro Baptista, Arto Lindsay, John Zorn, Zeena Parkins et beaucoup d’autres. Un (autre) cadeau mémoriel.

A Luz elle se produira en compagnie de son fils, le pianiste Antonin Fajt

JAZZ A LUZ, (LUZ SAINT-SAUVEUR), 15 JUILLET