CRIOLO

LE BRÉSIL DES INVISIBLES

Criolo, aka Kleber Gomes, rappeur de la banlieue sud de São Paulo, suspendit son flow incisif pour produire Espiral De Ilusão, un album mordant inspiré du samba social des favelas. Retour à São Paulo et close-up sur un Brésil invisible.

PAR FRANCISCO CRUZ   PHOTO  GIL – CAROLINE B

Après vingt ans d’expérience rap, vous avez créé la surprise en choisissant la forme musicale la plus traditionnelle du Brésil, la samba, pour réaliser l’album Espiral De Ilusão… Pourquoi ?

« Depuis longtemps, j’avais le désir de faire un disque de samba, mais c’était un grand défi et je n’arrivait pas à l’assumer. J’avais compris la simplicité sophistiquée de la samba, et le difficulté de libérer l’émotion dans cette forme musicale. Je pensais à ça depuis dix ans, mais je ne me sentais pas préparé pour affronter ce défi , je trouvais que mon lyrisme n’était pas à la hauteur du rayonnement du samba dans le monde.

Puis, j’ai vécu des moments intimes très durs, qui m’ont beaucoup changé. J’ai été très malade. J’ai commencé à travailler ces morceaux jour après jour, à dose homéopathique et, peu à peu, je me suis senti de mieux en mieux. Ce disque a agi comme une thérapie.»

Votre album fait contrepoint au macabre assassinat de Marielle Franco, l’activiste des favelas de Rio de Janeiro, criblée de balles vraisemblablement policières. À présent, pensez-vous que la dictature financière utilise les mêmes méthodes que jadis la dictature militaire, pour éliminer ses opposants ?

Criolo et sa mère, Maria Vilani

« C’est désespérant, mais c’est un fait. Cette violence, je l’ai vécue de près. Ma mère est une femme forte qui a consacré sa vie à la défense de l’art et de la culture à travers l’éducation, dans la Zona Sud de São Paulo. Pour défendre le droit à l’éducation, elle a été menacée de mort, comme beaucoup d’autres personnes qui luttent pour des idées socialement positives.»

Au Brésil, il y a toujours des enlèvements et des assassinats, ils sont quantifiables.

« Mais il y a aussi un nombre incalculable de menaces et d’intimidations. L’ensemble génère un climat de terreur qui paralyse et anesthésie la plus grande partie de la population. C’est désespérant ! C’est à peine si une petite partie de la bourgeoisie se rend compte de l’énorme souffrance du prolétariat brésilien. Or, il y a des gens qui n’ont pratiquement rien, à part leur vie, mais qui la consacre à aider les autres. Cela n’a rien à voir avec leur compte en banque, mais tout à voir avec la dignité humaine. Dans ce monde dirigé par la finance, des gens luttent pour produire des petits changements qui peuvent devenir grandes transformations. Ces gens dérangent et on les élimine.»

L’assassinat de Mme. Franco fait penser à l’assassinat de Chico Mendes, l’activiste défenseur de la terre, il y a trente ans déjà.

« Des gens comme Marielle et Chico, dérangent le pouvoir par le seul fait d’exister ! Historiquement, leurs assassinats ont été justifiés avec des mots chargés de haine. Marielle était femme et noire, une guerrière belle et intelligente, qui a étudié et devenu docteur dans sa spécialité. Une femme qui se battait pour le respect et le droit des gens des favelas. Elle voulait le bien pour la ville entière, mais des gens de cette ville ne veulent pas la partager avec les pauvres qui vivent sur les collines. Ils voudraient les bombarder et les faire disparaitre ! Marielle était une personne qui les dérangeait et l’ont éliminée.»

Vous aussi, vous êtes quelqu’un qui dérange le pouvoir. Pensez-vous qu’ils pourraient vous éliminer aussi ?

« Non. Je les dérange, sans doute, mais ce que je fait est un modeste grain de sable, en comparaison à l’important travail que réalisent des gens comme Marielle Franco. C’est une comparaison impossible.»

Après la fin des dictatures militaires en Amérique latine, il y a eu une période de grand espoir dans tous ces pays. L’ancien président Lula a incarné cette espérance au Brésil. Mais depuis quelque temps, le pouvoir financier jadis allié des dictateurs a repris la direction des pays. Au Brésil, le passé de l’inqualifiable président actuel et de ses ministres est sombre, et sa gestion se révèle ouvertement sinistre…

« De plus en plus de gens prennent conscience de la manipulation de certains dirigeants pour se réapproprier le pouvoir politique. Désormais ils comprennent qu’il existe d’autres formes, plus intelligentes, pour entretenir une dictature, pour que rien ne change dans un système économique modelé au bénéfice des groupes financiers. Mais l’espérance renait quand les gens découvrent l’histoire de ceux qui ont consacrée leur vie pour le bien commun.»

Cela fait probablement réfléchir, se questionner, et respecter ceux qui luttent  pour un monde avec des nouvelles valeurs…

« Ce serait bien que l’espérance puisse se rénover sans les assassinats !! Avec le prix de la mort, l’espérance devient trop chère. Beaucoup de monde est embarquée dans une folie qui les a fait perdre le sens de la valeur de la vie. Un mort de plus ou de moins, cela n’a pour eux aucune importance.»

Comment vivent cette situation les artistes brésiliens ?

« La plupart sont indignés…; d’autres demeurent indifférents. Ce n’est pas une question d’argent, mais de sensibilité individuelle. Quand quelqu’un prétend qu’on ne doit pas réagir face aux assassinats, parce que ça fait partie du jeu politique, c’est une manipulation indécente ! Les mafieux au pouvoir utilisent les médias, les réseaux sociaux, et un langage très populaire, pour disqualifier les personnes assassinées. Le résultat néfaste est que la plupart de gens, sans culture critique et réflexive, répète les mensonges diffusés à la télévision sans savoir de quoi ils parlent. Et cela peut se reproduire ailleurs, même en France ou en Angleterre. C’est très grave.»

Une autre thérapie sera probablement nécessaire. Criolo est en deuil depuis l’an dernier. Sa sœur cadette, Cleane Gomes, est morte par les mauvais traitements médicaux destinés à « soigner » du virus covid…

CRIOLO

Espiral De Ilusão

(Oloko/Sterns/PIAS)