ESPERANZA SPALDING – « RADIO MUSIC SOCIETY » – « ALIVE AT THE VILLAGE VANGUARD »

Notre dernière rencontre fut à New York au moment de sa collaboration avec Wayne Shorter – l’opéra Iphigenia, inédite en France-, qui succédait à celle d’un trio magnifique avec Geri Allen et Terri Lyne Carrington. C’était à la veille de la confabulation Covid. Trois ans après on la retrouve sur un enregistrement live au Village Vanguard avec le pianiste Fred Hersch en 2018. Mais surtout sur l’heureuse réédition de RMS – en vinyle -, l’un de ses meilleures albums studio. 

PAR FRANCISCO CRUZ  

ENTRE ALLEGRESSE ET TRISTESSE, LA MUSIQUE

Nous étions au milieu de l’année 2012. Après le très sophistiqué album Chamber Music Society, les soirées chez les Obama (Esperanza s’était engagé dans la campagne de l’ancien et seul présidente afro-américain) et divers Grammy Awards, la talentueuse contrebassiste avait irrité les puristes du jazz avec Radio Music Society, un album conçu comme un très éclectique programme de radio. Inspirée par la magie de multiples musiques afro-américaines, Esperanza Spalding s’était donné le plaisir de composer, arranger et interpréter dix chansons, mélangeant divers styles parmi ceux qu’elle préfère : soul, blues, jazz, r&b, fusion…rock. Elle y reprenait aussi «I Can’t Help You» de Steve Wonder et écrivait les paroles pour une superbe version d’«Endangered Species» – l’un des morceaux phares de Wayne Shorter dans la période post Weather Report et bien avant le merveilleux quarter avec Danilo Pérez, Brian Blade et John Pattitucci -.

Esperanza invitait alors Jack DeJohnette, Gretchen Parlato, Lionel Loueké, Joe Lovano, Q-Tip, sa grande amie Terri Lyne Carrington, Lalah Hathaway et une trentaine de musiciens selon les plages. Elle chantait ses joies intimes et ses angoisses face aux guerres, les injustices sociales et les dangers écologiques du monde actuel, dans un registre davantage pop que jazz. Elle suscita donc la controverse, mais séduisit qui voulait bien l’entendre sans préjugés, pour s’affirmer comme étant l’une des plus spectaculaires musiciennes de son époque. Aujourd’hui une nouvelle édition (en double vinyle) accompagne pour le 10e anniversaire de la parution de cette édition marquante.

Chanteuse dans l’âme, Esperanza Spalding fait danser contrebasse et basse électrique, et se laisse transporter parfois -par l’impulsion d’un swing exquis- aux portes du domaine de la transe, cette zone de la conscience non ordinaire que ces ancêtres, amérindiens et africains, traversaient jadis sous l’influence lunaire et psychotrope. 

Ce n’est pas exactement dans cet état qu’elle se retrouva au Village Vanguard, pour jouer trois soirs durant avec le pianiste Fred Hersch. Selon ses propres mots, Esperanza Spalding traversait un moment très difficile dans sa vie personnelle, et chacun des sets se opéra comme une séance de (la meilleure) thérapie. De deuil et de reconstruction, dans un esprit de liberté et de grands espaces pour l’improvisation instrumentale et vocale. Le pianiste était lui souffrant, physiquement diminué. «Aucun de nous ne se sentait bien dans sa vie, en dehors de la musique – avoue Esperanza. La scène du Vanguard est devenu un lieu d’alchimie, et je pense que cela se ressent dans la musique. Je voulais exprimer quelque chose de positif, même si je me sentais très mal…».

La musique a ce pouvoir de soigner et de transformer l’énergie des humains. L’album issue de ces concerts, est vraiment spécial. Esperanza délaisse sa basse, se cantonnant à la seule ressource de sa voix. Pour une récréation inattendue de standards, transformés de façon surprenante : «Evidence» de Thelonious Monk, «Little Suede Shoes» de Charlie Parker ou «But Not For Me» des frères Gershwin (re)apparaissent ainsi sous un nouveau jour, sans parler d’une ludique version de «Loro» du brésilien Egberto Gismonti et une (ré)formulation féministe du phallocratique «Girl Talk» de N. Hefti et B.Troup. Moment à part, par sa beauté, est la reprise de «Wish» de Hersch, avec les paroles de Norma Winstone.

ESPERANZA SPALDING

Radio Music Society

(Craft/Heads Up/Universal)

 

 

 

 

ESPERANZA SPALDING et FRED HERSCH

Alive at the Village Vanguard

(Palmetto Records/L’Autre Distribution)