PRINCE – « WELCOME 2 AMERICA »

VISIONNAIRE

PAR ROMAIN GROSMAN

Enregistré en 2010, cet album inédit, lucide et grinçant dans ses textes, est l’une de belles surprises de cet été, où le Kid de Minneapolis renoue avec un son soul-funk épuré, et diablement efficace.

Depuis sa mort il y a cinq ans, les fans attendaient la parution des nombreuses sessions enregistrées par Prince à Paisley Park, son studio refuge, où le musicien aurait gravé quantité de titres au fil du temps. Si les thèmes de cette session – jamais publiée sans que l’on en sache la raison – ne rejoignent pas en terme de créativité et de flamboyance les chefs d’œuvre de ses années les plus marquantes – de 1982 à 1988 lorsqu’il enregistre 1999, Purple Rain, Around The World In A Day, Parade, Sign’o’ The Times, LoveSexy – ils surprennent par leur dimension sociale et politique. Prince, apparemment piqué au vif par le commentaire du philosophe Cornel West qui lui reprochait le manque d’engagement de ses chansons, évoque ici une Amérique profondément inégalitaire, discriminante et jette un regard désenchanté sur une société en pleine mutation, avec la montée en puissance des réseaux sociaux, la concentration des pouvoirs entre les mains d’une minorité omnipotente, voire la résurgence des conflits religieux. Son propos visionnaire est porté par une voix un peu plus en retrait, une forme de gravité, l’ombre portée d’un monde en mutation, inquiétant et pesant.


Lui qui tout au long de sa carrière aura su transposer dans son temps l’héritage de toute la musique afro-américaine, du gospel au rhythm’n’blues en passant par la soul, le rock et le jazz, en y ajoutant un génie inventif qui l’aura fait passer, à l’instar de grands peintres, par des périodes exploratoires bien distinctes, retrouve ici une source d’inspiration rarement (autant) sollicitée dans sa discographie, celle des Curtis Mayfield (l’excellent triptyque inaugural (« Welcome 2 America », « Running Game (The Son Of A Slave Master) », « Born To Die »), Gil Scott Heron, Marvin Gaye, Isaac Hayes, sur une bande son ramassée, moins boursouflée que sur ses ultimes productions, avant de retrouver une tonalité plus glam sur le plus léger « Hot Summer ».

Bâti autour de guitares mordantes, traits d’union entre funk, rock et pop, d’une rythmique irrésistible (la bassiste révélation Tal Wakenfeld, le batteur Chris Coleman, le claviériste (et co-producteur) Morris Hayes), et asséchée comme à ses débuts, enrichi de chœurs féminins superbes (Shelby J, Elisa Fiorillo et Liv Warfield), de cuivres tout en stridences et de peu d’enluminures, Welcome 2 America se range parmi les réussites dans une discographie pourtant jalonnée de joyaux. Avec moins de fracas, mais une simplicité et une sincérité qui en font une belle parenthèse dans une époque (artistiquement aussi) tellement déceptive…

PRINCE
Welcome 2 America
(NPG Records)