LEGEND ET LEGENDES
L’édition 2022 a réconcilié un public sevré de musique, avec des artistes porteurs d’une histoire. Comme une quête de sens mise en exergue par les (relatives) déceptions engendrées par les prestations de stars plus contemporaines.
PAR ROMAIN GROSMAN ET CHRISTOPHE JUAN PHOTOS RIVIERAKRIS
Roberto Fonseca s’est présenté en trio. Dans son cas, une configuration à double tranchant. Ceux qui l’ont vu avec des formations plus larges, ont été marqués par l’interaction entre ces musiciens cubains qui jouent ces rythmes patrimoniaux comme ils respirent, les mettent en partage constamment, enrichissant de leur savoir ET de leur sensibilité, une expression d’autant plus flamboyante lorsqu’elle s’orchestre et se vit dans un collectif. A trois, le cadre est resserré, et le pianiste, évidemment toujours aussi maître de son art, au clavier, comme dans son rôle de showman, recourt parfois à la facilité que confère l’efficacité du format. On pense au trio de Michel Camilo, qui en son temps développait une efficacité redoutable dans le maniement des formules rythmiques spectaculaires. Fonseca s’est un peu glissé dans cette veine, avec aisance, prodiguant une musique généreuse, communicative. Juste après, les Snarky Puppy arrivent en nombre sur scène. Et déploient un arsenal de formules – surtout rythmiques -, travaillées, fouillées et organisées. Chaque thème regorge de phases collectives ou de ponctuations solitaires mises en place avec soin. On retrouve – et c’est l’un des mérites du groupe -, le plaisir de voir et d’entendre des musiciens mettre en partage leur savoir-faire et leur esprit d’équipe. Manque juste, pour une formation aux références jazz-fusion, voire jazz groove, l’étincelle, le lâcher-prise, le grain de folie, qui déclencheraient plus qu’une simple succession de séquences au cordeau.
Tout le contraire de Delvon Lammar, le lendemain. Avec son organ trio sans fioriture, le chicagoan part d’un cliché old school, d’un style roots, pour tout exploser à force de feeling, de groove. Chaque note, lorsqu’il joue ses propres compos, comme lorsqu’il reprend « Move On Up » de Curtis Mayfield, « Can’t Hide Love » d’Earth Wind & Fire, est huilée, trempée dans un baril de soul pure. Un régal.
John Legend était (est) aussi un musicien imprégné de sons. Ayant grandi dans une famille où le gospel était une source d’inspiration majeure, enrichi par ses années de formation classique, la qualité de ses bases le distingue depuis ses débuts dans l’univers policé du r’n’b, Un peu comme Alicia Keys. Le succès l’a propulsé dans une autre dimension. Sur scène, la grande formation qui l’entoure est en tenue de gala. Les éclairages et les arrangements soulignent la posture du leader qui, de brillant chanteur et compositeur et interprète, s’est mué en showman et, disons-le, star de la scène US. Après une ouverture pleine de promesses, funky et tonitruante, un long intermède autobiographique – « mes fait d’armes auprès de Lauryn Hill, Kanye West, Jay Z, etc », un côté « Me Myself and I » assumé -, fait retomber l’ambiance… C’est pas Vegas ici ! Quoique… John Legend entre en résidence dans un Casino du Nevada en août, et ceci explique sans doute cela. Son live est calibré pour le public américain. Dommage, le chanteur est toujours facile, le pianiste aussi, lorsqu’il s’accompagne en solo, pour reprendre « Feeling Good » de Nina Simone, ou « Ordinary People », l’une de ses belles mélodies.
Le surlendemain, la soirée débute avec Charles Lloyd accompagné d’une belle brochette de musiciens, dont Bill Frisell à la guitare. Les années ne constituent pas un frein à la qualité et à la passion de ces grands jazzmen. Ce sont pourtant bien les non-moins vénérables cubains qui les suivaient à l’affiche, que l’on attendait avec impatience. Cela faisait quelques décennies que l’on espérait une telle réunion : Chucho Valdés et Paquito D’Rivera enfin réunis après leur aventure au sein de la mythique formation Irakere. Les deux complices sont de retour pour une tournée et un nouvel album, le bien-nommé I Missed You Too ! Le maestro Chucho est doté, comme beaucoup de musiciens cubains, d’une culture gigantesque doublée d’un technique irréprochable. Mambo, jazz, tango, boléro, classique avec un hommage à Mozart que le public fredonne, clins d’œil aux standards cubains ou jazz glissés au milieu des chorus : la démonstration est totale. S’affranchissant des contingences de l’organisation réglée comme une horloge, le groupe prolonge le plaisir, à la demande du public. Alors que des artistes jeunes et n’ayant pas encore atteints le statut de légendes calibrent leur show au millimêtre, Chucho Valdés et Paquito D’Rivera nous rappellent que la musique ce sont avant tout une histoire et des émotions vivantes en partage. Merci messieurs !
Le lendemain, Van Morrison ouvre la soirée suite à une étrange inversion de l’ordre de passage. Le Lion de Belfast est une icône et ses rares passages dans l’hexagone font de cette soirée un moment unique. Très élégant dans son costume bleu, Van The Man est comme toujours bien entouré par d’excellents musiciens parmi lesquels on remarque la percussionniste Teena Lyle que l’on retrouvait déjà dans l’indispensable A Night In San Francisco. Sa voix si reconnaissable, à l’harmonica ou au saxophone et l’arrangement jazzy des morceaux collent bien au lieu. Le blues avec « Thanks God For The Blues », le rock’n’roll de « Baby Please Don’t Go/Got My Mojo Working », des standards immortels comme « Day Like This » ou « Sometimes We Cry » et l’inévitable « Gloria » en final : le plaisir est total. C’est sûr, Van Morrison ne parle pas, ne sourit pas, mais la qualité musicale est clairement au rendez-vous. Cela tombe bien, la majeure partie du public est venue pour ça. D’ailleurs, nombreux quitteront la pinède avant l’arrivée de Stacey Kent, rassasiés…