L’écrivain afro-américain choisit comme décor la petite ville de Money, Mississippi. Et le crime du jeune Emmett Till – l’un des lynchages les plus marquants dont la population noire a souffert aux Etats-Unis, après l’abolition de l’esclavage -, comme source d’inspiration pour ce récit terrifiant. Ecrit au temps de la présidence de Trump, quand les suprémacistes blancs remettaient le Ku Klux Klan sur orbite… Pour ne pas oublier les fondements de l’american dream !
PAR FRANCISCO CRUZ
CHÂTIMENTS MEMORIELS
«Que disait Louis Armstrong déjà ? Le blues c’est quand une femme te dit qu’elle a un autre étalon dans son écurie. Oui ça correspond bien au blues (… ) ils chantaient quoi ces blancs sans couilles ? Je ne sais pas. What goes around comes around ? » On est toujours rattrapé par ses mauvaises actions.
Soixante-dix, ou cent ans après… Des hommes blancs, descendants directs de ceux qui commirent des (dizaines, centaines) milliers d’assassinats par lynchage de jeunes hommes noirs au début du XXème siècle, sont à leur tour tués, pendus, étranglés avec des barbelés, les testicules arrachés. Des hommes blancs, ayant des liens avec le Ku Klux Klan, executés de la même façon que leurs ancêtres avaient tué les jeunes noirs : un récit de justice fiction, pour des crimes jamais condamnés, ou plutôt exonérés par la justice (blanche) ? Pas seulement.
La critique sociale, politique, de l’écrivain touche en long et en large les fondements, les luttes et les dénis de la société étasunienne. Avec une précision chirurgicale, dans un difficile jeu d’équilibre sur le terrain glissant des dérives racistes, il remet sous les projecteurs une famille criminelle, une femme blanche menteuse – autrefois accusatrice sans raison – et des hommes blancs prompts à tuer des hommes noirs pour n’importe quel motif, dans l’impunité la plus totale. La vieille femme chargée de culpabilité assiste aujourd’hui à la mort de ses propres enfants (égorgés et émasculés), seule à en comprendre les raisons, et à accepter le retour du destin et d’une justice tout sauf divine.
Féru de culture afro-américaine, l’auteur rythme ses déambulations littéraires par des citations et contrepoints musicaux, des références historiques et des commentaires sur l’actualité politique étasunienne. Pour donner du poids à ses propres recherches, il crée le personnage remarquable de Mama Z, vieille femme noire centenaire dont le père fut lynché, et qui produit durant toute sa vie les archives jamais constituées des victimes de lynchages. Un appel à la mémoire de la communauté noire, pour ne pas perdre de vue leurs propres origines. Derrière les Grammys et les médailles olympiques, une toute autre réalité se dessine.
«J’aime bien les chats en fait… Celui-là perd ses poils par paquets, dit Mama Z. Votre tailleur serait tout sale avant que vous ayez le temps de dire « Mississippi Goddam » (chanson engagée écrite et interprété par Nina Simone). Elle fredonna presque les mots.»
Avec un humour acide, empli de sarcasmes et pas dénué de mépris (notamment envers Trump et ses acolytes), Everett démolit les fondements pseudo religieux des racistes blancs, exalte la persévérance mémorielle d’une poignée de survivants noirs, et s’amuse à jouer avec les croyances et autres superstitions, animistes et vaudou. Ainsi, s’inspirant quelque part du cinéma de Georges Romero et sa célèbre série de films sur les morts-vivants, il s’invente à son tour une horde croissante et illimitée de zombies noirs qui déciment les racistes blancs à travers différents états, face à la stupéfaction de l’opinion publique et des autorités politiques. Des noirs morts depuis longtemps sortis de leurs tombeaux pour se faire justice.
Pour rendre le récit encore plus coloré et jouissif, l’auteur confie l’enquête à des policiers spéciaux (FBI, MBI) afro-américains, envoyés pour remuer les décombres du passé dans le sud le plus raciste du pays. Des agents qui doivent labourer en terrain hostile et qui sont aussi dépassés que les policiers locaux face aux agissements des meurtriers qui apparaissent et disparaissent sur plusieurs scènes de crimes. « Ils furent assaillis par une déferlante de Earth, Wind & Fire, émanant d’un véritable juke-box (…) Des couples dansaient au centre de la piste (…) Tout s’interrompit quand ils entrèrent. Tout sauf la musique.»
Parmi ces policiers noirs, on s’attarde notamment sur l’agent Hind du FBI, belle femme nommée Herbie. Selon l’auteur, «Berta aurait été un surnom parfait… Mais ses parents avaient jeté leur dévolu sur Herbie, selon eux parce qu’ils adoraient le musicien de jazz Herbie Hancock…».
Du jazz, de la soul, du blues, du funk ou du R&B : la musique résonne au tréfonds des pages qui défilent, mais le son, la danse, engagés ou simplement envoûtants, ne suffissent pas à diluer la violence transcrite par les mots. « … au centre de la pièce défilaient des cadavres nus sur un tapis roulant. La musique des Jackson Five donnait à plein volume. « A-B-C, One, Two, Three ». Des banderoles des Chicago Bears et des Chicago Bulls pendaient au plafond (…). Le morceau suivant était de Marvin Gaye. Mais que se passait-il ? (« What’s Going On ? »)»…
PERCIVAL EVERETT
Châtiment
Editions Actes Sud, 370 pages, 22,50€