ARVO PÄRT – « TABULA RASA »

Il y a quarante ans, un véritable séisme secouait le marché discographique de musique concertante : le label ECM (qui avait déjà provoqué une autre révolution – dans l’univers du jazz- quinze ans plus tôt) publiait l’album du compositeur Estonien Arvo Pärt, son premier disque « occidental », et initiait ainsi une série extrêmement riche de musiques « inclassables » sous la dénomination New Series. Le temps a passé, Tabula Rasa reste un disque à part, toujours nouveau, déconcertant et familier, frais et fascinant comme à la première écoute.

PAR FRANCISCO CRUZ

LA MUSIQUE À PART D’ARVO PÄRT…

Très réfractaire à toute musique qui échapperait aux classements rigides par périodes esthétiques définies, le monde musical classique français se montra de prime abord très réticent face à cette musique ni « classique », ni « contemporaine ». Dans une attitude analogue à celle adoptée dix ans plus tôt face à la musique minimaliste (nommée ici « répétitive », avec un certain dédain), on accueillit la musique de Pärt avec une condescendance à peine dissimulée. Quarante ans plus tard, et après une reconnaissance mondiale indiscutable, les compositions de Pärt (et Tabula Rasa en particulier) méritent une toute autre estime.

Le disque, produit par le « découvreur-défricheur-explorateur sonore » Manfred Eicher, intègre trois compositions dissemblables d’Arvo Part, écrites à différentes périodes, à la suite de son affranchissement personnel du monde de la musique sérielle : « Tabula Rasa », « Cantus In Memory Of Benjamin Britten » et « Fratres », qui provoqua l’heureuse rencontre musicale entre le violoniste Gidon Kremer et le pianiste Keith Jarrett.

…UN NOUVEL OU ETERNEL DEPART ?

Empreinte d’une spiritualité voisine du mysticisme, la musique minimaliste de Pärt – qu’il appelle « tintinnabuliste » -, présente en effet une remarquable transparence qui, dans le processus itératif de ses motifs, fait entrer l’auditeur dans un état d’envoutement contemplatif. Lequel, à l’instar d’autres musiques initiatiques orientales, se situe par-delà les fréquences et les coordonnées spatiales et temporelles propres à la musique européenne dite « néo-classique ».

Dans une sorte « d’éternité de l’instant », la musique du compositeur estonien ouvrait alors nos oreilles à une nouvelle dimension acoustique, grâce au traitement du matériau sous des formes et des tonalités vibratoires inédites et jusqu’alors inouïes. Tabula Rasa, c’était aussi une invitation à oublier les catégories académiques, l’idée de progression linaire dans l’évolution musicale, à penser la musique autrement, à jouer comme si après les siècles entre le baroque et la musique sérielle, d’autres évolutions sont toujours possibles. 

Hormis Jarrett et Kremer, Eicher rassemblait en studio le pianiste Alfred Schnittke, la section de douze violons de l’Orchestre Philharmonique de Berlin, l’Orchestre de Chambre de Lituanie, l’Orchestre Saatsorchester de Stuttgart, ainsi que la violoniste Tatjana Grindenko. Une sorte de réunion au sommet de musiciens dans la plénitude de leur capacité d’interprétation.

Certains y entendirent une variation des « Etudes Sur Le Silence » de John Cage, d’autres y retrouvèrent une méditation sur le temps vécu (dans le tempo suspendu entre deux octaves éloignées).

Tabula Rasa est l’une des plus belles réussites en matière de production et de réalisation de Manfred Eicher, et l’une des plus inspirées des collaborations de Keith Jarrett (sur une partition qui n’est pas la sienne, en dehors de sa brillante version des musiques de Gurdjieff).

Sa présente réédition (remastérisée) -en format double vinyle – est la plus belle façon de célébrer le quarantième anniversaire des New Series du label munichois.

ARVO PÄRT

Tabula Rasa

(ECM NEW SERIES)