« AUJOURD’HUI, LA RUE DES LOMBARDS EST UNIQUE »
PAR ROMAIN GROSMAN PHOTO CHRISTIAN ROSE, CHRISTIAN DUCASSE
Le club de la rue des Lombards – le Sunside en haut, consacré au jazz acoustique, le Sunset, en bas, dédié au jazz électrique et aux musiques cousines -, au cœur de Paris, fête ses quarante ans. Stéphane Portet, qui a succédé a son père Jean-Marc, aux commandes du club il y a près de trente ans, revient sur les rencontres, nombreuses, riches, mais aussi sur les combats à mener pour maintenir à flots un club de jazz aujourd’hui.
Avant d’être un club, ce lieu a eu plusieurs vies ?
A l’origine, quand mon père a racheté cet endroit, cela s’appelait « Les Diables Verts ». C’était un troquet baptisé ainsi parce que du temps des anciennes Halles, les gens venaient y louer des chariots (baptisés des « diables » dans le jargon des commerçants, ndlr) pour faire leurs courses, avant de repasser y boire un coup et de rentrer chez eux. Jusqu’au début des années quatre-vingt, mon père en a fait un restaurant réputé, ouvert la nuit, qui avait pour clients Coluche, la bande du Splendid. On servait les gens jusqu’à trois heures du matin, et donc les troupes de théâtre et beaucoup de musiciens, notamment de jazz, passaient y manger en fin de soirée, après leurs spectacles.
C’est devenu un club par accident ?
Le destin… Mon père ne connaissait rien au jazz, il n’avait aucune intention de créer un lieu musical. Dans les années quatre-vingt, le quartier est devenu piétonnier, mon père a fait des travaux pour le transformer en bar américain avec des canapés en cuir… Mais la clientèle a changé. Des Hell’s Angels en ont fait leur QG. On avait trois cent ans de prison devant le bar tous les soirs (rires). Ce qui a fait fuir une partie des habitués. Mon père a eu un peu peur de la tournure des choses, il a préféré fermer pour repartir quelques mois plus tard sous le nom de « Sunset ». Les musiciens sont revenus, ont suggéré de réserver un petit espace pour jouer le soir. C’était la période jazz-rock, et des gens comme Paco Séry, Didier Lockwood, Sylvain Marc incarnaient ce courant fusion qui faisait le buzz à ce moment là.
A l’époque, la rue des Lombards n’était pas encore la rue du jazz ?
Non, nous sommes alors les premiers, puis suivront le Baiser Salé en 1983 et le Duc des Lombards qui ouvrira en 1984-85. Le seul lieu qui nous précédait, La Chapelle des Lombards, programmait de la salsa et un peu de jazz, et le petit Opportun n’était pas très loin.
Vous n’étiez pas non plus destiné à prendre la suite ?
Je trainais là, comme un ado, fasciné par les musiciens. J’étais à fond dans le rock californien, je collectionnais les vinyles. Je prends le relais en 1993, après plusieurs programmateurs qui ont façonné le Sunset, Dany Michel, Jean-Marie Balsano, l’ex-mari de Dee Dee Bridgewater, puis mon père. On ramait un peu, je n’y connaissais pas grand chose. Mais j’ai appris à force de travail. J’ai fait barman, sonorisateur, puis programmateur… Je me suis investi et peu à peu les musiciens sont revenus.
« J’AI ADORE CETTE EPOQUE, ENTRE 1990 ET 1997, AVEC DES JAMS A N’EN PLUS FINIR, ON REFAISAIT LE MONDE TOUTES LES NUITS… »
Justement, comment avez-vous vu évoluer à la fois le club et la scène jazz parisienne ?
Les musiciens restaient trois ou quatre jours sur place. On ouvrait le week-end. Il n’y avait pas autant de concerts. On ne faisait pas payer l’entrée, seulement des consommations majorées. Les concerts commençaient à 22h30-23h, pour finir à six heure du matin. J’ai adoré cette époque, entre 1990 et 1997, il se passait des choses incroyables. Tout le monde atterrissait ici, avec des jams à n’en plus finir, on refaisait le monde toutes les nuits… Toute la rue bruissait de cette effervescence, il y avait une bande de musiciens qui entrainait plein de mondes dans son sillage : les Belmondo, Simon Goubert, Alain Jean-Marie. Des jeunes se sont mis à graviter autour, les Olivier Temime, Alex Tassel, Baptiste Trotignon, des gars qui se formaient dans les clubs, en se confrontant aux anciens et au public. Il y avait une vraie émulation. Une émulation qui a disparu.
A quel moment s’est faite la bascule vers un fonctionnement plus cadré, mais aussi moins… poétique ?
Lorsqu’on s’est mis à travailler avec une billetterie, comme des mini-salles de concerts. La Mairie de Paris avait initié une opération « Prenez une place, venez à deux », qui nous contraignait de passer par ce système. Tout le modèle économique de nos lieux a changé. On est passé de club de jazz, à petite salle de spectacle. Le cadre est devenu plus formel, et l’état d’esprit a évolué.
Le lien aux spectateurs et aux musiciens a changé ?
On est passé de lieu « alternatif » à lieu « pro », avec une programmation plus construite. On a commencé à augmenter le nombre de concerts et à recevoir davantage de sollicitations des tourneurs et des agents.
L’exemple des Etats-Unis, de New-York, vous a-t-il influencé ?
J’ai appris le métier sur le terrain, mais j’y suis allé régulièrement, pour les contacts et pour voir comment ils fonctionnaient, piocher les bonnes idées. Par exemple, l’annonce de présentation que je fais au début de chaque concert, c’est un truc que j’ai ramené de là-bas. Ca donne une certaine solennité au concert, ça pose la stature du musicien que les gens vont écouter. Je crois que je l’ai vu la première fois au Village Vanguard.
« POUR LES « LEGENDES », REVENIR EN CLUB, C’EST RESSENTIR LA REACTION DES SPECTATEURS : LES GENS SONT A TRENTE CENTIMETRES, ILS T’ENTENDENT RESPIRER »
La configuration du lieu, sa petite capacité, créent des conditions particulières. Comment faites-vous pour attirer des noms. On a vu ici des Geri Allen, Brad Mehldau, Andy Bey…
Pour chaque concert, la jauge est de quatre-vingt personnes. Et pourtant, je ne démarche pratiquement plus les groupes, tant il y a de candidatures. L’Adn du club, c’est à la fois de proposer des jeunes talents qui débutent, et de permettre aux artistes devenus célèbres et qui ont fait aussi notre réputation, de revenir. Je cours après les « légendes », et les jeunes courent après moi… Les « grands noms », lors de leurs tournées, ont souvent des trous dans leur périple. Paris est toujours une métropole jazzistique importante, et s’y produire reste quelque chose d’important. Ils préfèrent faire une halte deux ou trois soirs en club, que de rester à l’hôtel entre deux concerts ou deux festivals.
Des musiciens, comme Steve Grossmann, qui se sont produit pendant des années au Sunset, ont leur nom attaché à votre histoire. Les « légendes » reviennent pour le lien avec le club, avec vous, avec le public ?
Un peu tout ça. Beaucoup sont devenus des amis, des proches. On connaît nos familles respectives. Ces rapports humains très forts, c’est ce qui m’a toujours plu ici. C’est rarissime. Bien sur il y a des rapports d’argent, mais cela n’éclipse pas l’humanité de notre métier. Certains reviennent parce qu’une histoire s’est nouée. Par exemple, récemment, Avishai Cohen devait repasser au Sunset. Il joue aujourd’hui dans de grandes salles, mais il sait l’importance de ces clubs où il a pu se développer en tant que jeune musicien. C’est une sorte de renvoi d’ascenseur. Ces musiciens, même devenus « importants », savent nôtre rôle. Ils me disent souvent : « Stéphane, tu as été là à un moment important de notre parcours, quand personne ne nous connaissait. Tu nous as donné notre chance. Il est normal que l’on s’en souvienne et que l’on t’aide à notre tour ». Et puis il y a une proximité avec le public qu’ils n’ont nulle part ailleurs. Pas dans les festivals par exemple. Revenir jouer dans un club, c’est ressentir la réaction des spectateurs. Ici, il y a une proximité qui n’existe pas ailleurs : les gens sont à trente centimètres de toi. Ils t’entendent respirer. Et puis c’est un peu un laboratoire pour les musiciens : ils peuvent travailler plus librement, tenter des choses, des arrangements, des thèmes. Récemment, les Belmondo sont venus rôder leur nouveau répertoire avant de partir en tournée. Notre utilité reste forte, c’est pourquoi les musiciens nous protègent en quelque sorte. Ils sauraient venir jouer gracieusement si nous étions en danger.
« POUR UN JEUNE MUSICIEN AUJOURD’HUI, L’ARTISTIQUE EST DECISIF, MAIS LA COMMUNICATION AUSSI »
Les jeunes, comment obtiennent-ils leur chance de se produire la première fois ici ?
J’écoute énormément de disques. J’y consacre beaucoup de temps. Je fais partie de plusieurs jurys, de plusieurs académies, cela me permet d’avoir des antennes. Mais on travaille beaucoup avec le net. Aujourd’hui, je demande souvent un lien youtube : il est important de voir les gens sur scène. On se rend compte si un projet est suffisamment mûr, si les jeunes talents sont actifs sur leurs réseaux. L’artistique est décisif, mais la communication aussi.
En quarante ans d’existence, comment avez-vous perçu l’évolution du public dans votre club ?
Je travaille depuis tout ce temps pour essayer de rajeunir ce public. C’est pour ça qu’on a créé « Jazz et Goûter », qui est une vraie réussite, avec des concerts pour les enfants tous les dimanches, et nous sommes quasiment toujours complet. Les petits que nous avons accueillis il y a quinze ans sont devenus des amateurs de jazz. L’image du jazz est vieillissante. Même s’il a flirté avec des univers comme la pop, le rock, l’electro, ce qui permet plus facilement d’attirer les jeunes, de régénérer le public. Je me bats pour représenter tous les jazz.
Quel est le profil du spectateur type ?
Je dirai trente-cinquante ans, CSP +, comme on dit. Des étrangers aussi, parce que la rue des Lombards est devenue célèbre. Nos clubs sont devenus un peu mythiques et les touristes font un stop pour écouter du jazz lorsqu’ils sont à Paris. On peut avoir jusqu’à 50% d’étrangers certains soir. Au fil du temps, les clubs de la rue des Lombards se sont mis à travailler ensemble sur des problématiques communes. Ca paye parce qu’aujourd’hui, la Rue des Lombards est unique.
Comment se sont construits les événements autour de l’anniversaire du Sunset-Sunside ?
L’idée, pour les quarante ans, c’était de proposer quarante concerts, quarante légendes. Ca a été compliqué. On a du faire des choix. Y compris par rapport au grand concert en point d’orgue au Châtelet. Je suis très fier du résultat, qui montre l’amour des artistes et leur fidélité au lieu.
Le Sunset fête ses 40 ans, du 17 décembre au 8 février
17 et 18/12 : Robben Ford Trio
18 au 20/12 : Belmondo Quintet
21 et 22/12 : Leon Parker « Embodi Jazz Ensemble »
24 et 25/12 : Sharon Clark Quartet
26 et 27/12 : Voice Messengers
28 et 29/12 : Sara Lazarus Quartet
28 et 29/12 : Nicolas Folmer « So Miles »
30/12 : Julie Erikssen, Thomas Curbillon
31/12 : Rhoda Scott Lady Quartet, Mathieu Boré
1/1 : Rhoda Scott Movin’ Blues
4/1 : Hommage à Didier Lockwood avec David et Thomas Enhco
5/1 : Neil Saidi
6/1 : Greg Zlap « Rock It »
7 et 8/1 : Jesse Davis Quartet
8/1 : Jorge Rossy feat. Jeff Ballard
11 et 12/1 : Julien Lourau et Bojan Z
13/1 : Géraldine Laurent Quartet feat. Paul Lay
14 et 15/1 : Eric Serra RXRA Group, Christian Vander Trio
16/1 : Aldo Romano « Birthday Party »
18 et 19/1 : Giovanni Mirabassi Trio
20/1 Camille Berthault Quartet
21/1 : Alain Jean-Marie Trio
21 et 22/1 : The Volunteered Slaves
22/1 : Médéric Collignon & Friends
25 et 26/1 : Leurent DeWilde Trio
25, 26 et 27/1 : Bireli Lagrène
27/1 : Pierrick Pedron Quartet
29/1 : Daniel Mille « Astor Piazzolla », Baptiste Trotignon « 20 Years After »
30/1 et 1/2 : Stefano Di Battista « Morricone Stories »
2 et 3/2 : Yonathan Avishai & Gilad Hekselman
4/2 : Estelle Perrault Quartet
5 et 6/2 : Eddie Henderson Quartet
28/1 : Les 40 ans du Sunset (Théâtre du Châtelet)
Avec Rhoda Scott Lady AllStars, Yaron Herman, Jean-Jacques Milteau, Jacky Terrasson, Sylvain Luc & Stéphane Belmondo, Etienne Mbappé, David El Malek…
8/2 : Sunset hors les murs (La Cigale)
NoJazz