Sur les hauts plateaux des Andes, à plus de trois mille mètres d’altitude, où le seul fait de respirer est un défi, des hommes (argentins et chiliens) vivent dans l’idiotie absolue de la séparation et la méfiance au nom de la « sécurité nationale ». D’un côté et de l’autre d’une frontière aussi floue et mouvante comme les nuances des pierres, une poignée de militaires et policiers subissent solitude et abandon, une vie misérable face à la magnificence de la cordillère, une routine aliénante amenée à voler en éclats par l’entremise de deux femmes étonnantes…
PAR FRANCISCO CRUZ
L’ABSURDITÉ SANS FRONTIERES
Il y a cinquante ans la musique des Andes était un espace de rencontre entre les peuples, qui partageaient rythmes et mélodies de cuecas et huaynos, vidalas et cacharpayas, dans un élan fraternel et libertaire que les dictatures militaires noyèrent dans la terreur. A cette époque, deux (excellents) ensembles, Inti Illimani et Illapu, jouaient la musique de deux côtés de la cordillère, mais finirent par partager les scènes européennes avec d’autres groupes latino-américains au fil d’un exil prolongé. Inti et Illapu, comme le soleil et l’éclair des anciens aymaras, comme le nom des majestueuses deux montagnes qui font miroir au col de Roca Pelada.
Dans son livre précédent – Patagonia Route 203 – Varela faisait l’éloge du vaste territoire austral de l’Amérique du sud, comme Luis Sepulveda l’avait fait du côté chilien. Cette fois, l’auteur nous conduit vers le nord argentin, et nous invite sur les montagnes direction les étoiles. Ici, à Roca Pelada, face à face, carabiniers chiliens et militaires argentins se méfient et défient, confrontés à l’immensité glacée des Andes, ridicules pantins des gouvernements qui pilotent à distance ce jeu de rôle absurde ; prêts (ou pas) à mourir pour « sauver l’honneur de la Patrie », ou plutôt les richesses des oligarchies financières qui exploitent et vendent matières premières, terres et santé des habitants, sur le marché international.
L’infinie sérénité des parages était à peine bouleversée par des tempêtes électriques et, de temps à autre, par une fantasmagorique procession funéraire indienne. Ici, des momies précolombiennes, sont les vestiges silencieux d’autres connexions divines, dans des anciennes cosmogonies. Elles suscitent la convoitise des archéologues et des muséums du monde industriel, et la cupidité des voleurs. Ce qui n’est que la suite d’un vol territorial et culturel ancien de cinq siècles, remis en perspective par un jeune étudiant qui lance aux policiers : « Vous êtes, peut-être, les maîtres du présent, mais pas de la mémoire… ».
Heureusement, les hommes peuvent compteur sur la beauté et la sensibilité féminines. Dans un tour de force chargé d’espièglerie, l’auteur y invite une officier de police et une épouse autoritaire à se mêler à l’affaire. La première séduit le chef militaire adverse quand la seconde, délaissé par un mari au bout du rouleau, retrouve la saveur de l’amour charnel au bord d’un train anachronique.
Ecrivain des extrêmes (pas extrémiste), qui dessine ses personnages avec beaucoup de tendresse et les met en scène avec une forte dose d’humour corrosif, Eduardo Varela ( qui vit à Venise ) s’aventure sur le territoire argentin, pour restituer les tortueux chemins de la conscience et de la ruralité extrême, son insupportable bêtise humaine au cœur d’une intense beauté naturelle. « La magie et la raison sont deux manières différentes de voir la même chose ».
Bienvenus au sud du monde !
EDUARDO VARELA
Roca Pelada
Editions Métailié, 352 pages. 22€50