LUIS SEPULVEDA

« IL N’Y A PAS DE LITTÉRATURE THÉRAPEUTIQUE »

PAR FRANCISCO CRUZ

L’écrivain chilien, l’un des auteurs latino-américains contemporains les plus lus de la planète, avait échappé de près à la mort tout au long d’une existence engagée. Traduit en plus de cinquante langues, l’auteur de Le Vieux Qui Lisait Des Romans D’Amour et L’Histoire D’Une Mouette et Du Chat Qui Lui Apprit À Voler – ses deux livres les plus populaires, parmi une vingtaine de titres – était aussi un amateur de musiques. Il vient de nous quitter, terrassé par le Covid-19. Il y a quelque temps, entre L’Ombre De Ce Que Nous Avons Été et  La Fin De l’Histoire, nous avions parlé longuement au pied des Pyrénées. De l’évolution de l’engagement et des errances décevantes du genre humain. Des extraits de cette conversation sont ici restitués, comme un définitif abrazo à celui qui écrivait des récits d’amour, des hommes et, surtout, des animaux.

(©Daniel Mordzinski)

Jeune idéaliste, Luis Sepulveda combat dans la guérilla en Bolivie après la mort du Ché Guevara, puis devient membre de la garde personnelle du président Salvador Allende – mort lors du coup d’État en 1973 -. Accusé de « trahison à la patrie » par la junte militaire, il est condamné à 28 ans de réclusion. Jeté en prison, torturé, il est sauvé par Amnesty International et atterrit à Stockholm. Très vite, il renonce à son exil suédois pour entrer clandestinement au Nicaragua et participer à la révolution Sandiniste. Après la victoire contre la dictature de Somoza, il entreprend une aventureuse traversée de la jungle amazonienne, réside chez les indiens Shuars, puis s’envole pour une longue résidence en Allemagne, où il travaille d’abord comme journaliste. Ensuite, il habite en France, où la publication de Le Vieux Qui Lisait Des Romans D’Amour marque le début de sa reconnaissance internationale. Installé en Espagne, durant la dernière période de sa vie, il développe une importante activité culturelle.

Longtemps militant de Greenpeace, Sepulveda participe à des actions spectaculaires contre la chasse des baleines, et contre le transport de pétrole et des produits radioactifs qui polluent la planète. Cet engagement lui permet de connaître de près les enjeux économiques qui dominent sur l’échiquier politique international, et l’inspirent à développer une thématique écologiste à travers plusieurs ouvrages de référence.

ECOLOGIE ENVIRONNEMENTALE ET INDIVIDUELLE

Vous n’avez pas attendu la période de votre exil européen pour vous intéresser à l’écologie…

L’année 1968 déjà, nous menions le combat contre des agissements anormaux sur les côtes chiliennes ; même si à l’époque on n’avait pas un bagage technique et une définition scientifique de l’écologie comme c’est le cas aujourd’hui. On parlait plutôt de protection de l’environnement. Notre première lutte fut contre l’industrie qui produisait de la farine de poisson laquelle, par la putréfaction et la pestilence de ses déchets, avait provoqué l’exode de la population et transformé six cents kilomètres de côte en une mer morte.

On raconte que dans le port de Mejillones (près de la ville d’Antofagasta, à 1400 cents kilomètres au nord de Santiago) les gens souffraient d’anorexie chronique…

Oui, parce que l’odeur provoquait des vomissements incontrôlables. La natalité était descendue à zéro. Il y avait aussi la pollution de toutes les rivières du Nord, provoquée par les déchets chimiques jetés par l’industrie minière. Des métaux lourds qui terminaient leur course dans la mer. Au Chili la lutte pour l’environnement était plutôt intuitive. C’est en Europe que j’ai pu rencontrer des gens qui avaient développé une réflexion théorique, sur les causes et les conséquences de la pollution pour la vie de toute la planète.

C’est alors que vous vous êtes engagé auprès de Greenpeace ?

Oui, durant plusieurs années, j’ai participé aux actions les plus marquantes sur les bateaux de l’organisation, comme le blocage du port de Yokohama pour empêcher la sortie des chasseurs de baleines. J’étais l’un des rédacteurs du document présenté aux Nations Unies contre la chasse de la baleine, et qui a permis d’obtenir un moratoire de quarante ans, violé impunément depuis par les bateaux japonais et norvégiens. J’étais aussi au Golfe de Vizcaya, en Espagne, pour empêcher l’incinération de produits chimiques hautement polluants. Dans le Pacifique Sud, j’ai participé aux premières actions contre les essais nucléaires français sur l’Atoll de Mururoa. J’étais aussi parmi ceux qui ont obtenu l’arrêt de la construction de l’autoroute transamazonienne, évitant la destruction de l’habitat des tribus qui y habitent ; puis, en Argentine et au Chili, pour avertir les autorités contre le désastre qu’impliquerait l’extraction du pétrole en Antarctique.

Pourquoi avez-vous arrêté ces actions ?

J’ai quitté Greenpeace quand sa direction a estimé qu’il était plus important de vendre des tee-shirts que de réaliser des actions concrètes.

ENGAGEMENT ET ECRITURE, JUSTESSE ET BEAUTE

Devenir écrivain, c’est l’engagement le plus important de votre vie ?

Je n’ai jamais donné beaucoup d’importance au fait d’être écrivain. Je suis d’abord un citoyen. Mais écrire est ma grande passion, et le jour le plus heureux de ma vie fut quand j’ai renoncé au journalisme pour me consacrer à la littérature. J’ai toujours écrit poussé par des impulsions viscérales, et non par des réflexions intellectuelles… Après cette interview, je te conseille de commencer à écrire.

Après tant des romans situés à l’étranger, après votre réflexion sur La Folie De Pinochet (ancien dictateur chilien, installé au pouvoir par la CIA et le gouvernement Nixon, ndlr), vous avez éprouvé le désir d’écrire un roman sur des personnages chiliens dans le Chili d’aujourd’hui : LOmbre De Ce Que Nous Avons Été. Là vous n’êtes pas très complaisant avec les gens de votre génération.

Le Vieux Qui Lisait Des Romans D’Amour … parlait de la jungle amazonienne, mais c’était aussi une réflexion sur l’exil, qui m’a permis comprendre et surmonter le mien. Le personnage est un double exilé : du monde des blancs et du monde des indigènes. Moi aussi, j’étais exilé de mon pays et commençais mon exil idéologique. Car, le modèle politique pour lequel j’avais lutté, incarné par le communisme des pays de l’Est européen, s’était révélé une esbroufe. A l’époque, je lisais avec beaucoup de plaisir des écrivains que j’aime comme Ramon Diaz-Eterovic ou Poli Délano.

Dans vos premiers romans publiés en Europe, le Chili entrait juste tangentiellement, à travers des personnages dont l’histoire se déroulait et concluait là-bas… jusqu’au jour où vous avez publié L’Ombre De Ce Que Nous Avons Été…

Oui, cest l’histoire d’un jour à Santiago. C’est un voyage, pas aux origines, car ce que nous sommes a rarement à voir avec les origines. Les miennes sont espagnoles, italiennes, mapuche, c’est parfaitement clair pour moi. Cette fois, je voulais me rapprocher du Chili du point de vue de l’émotion. Je voulais être capable d’écrire sans tomber dans le sentimentalisme.

C’est pour cette raison que vous avez choisi un format court, concis ?

Je n’aime guère le baroquisme de certaine littérature. J’écris en espagnol parce que c’est une langue qui favorise la concision. Elle permet de dire beaucoup avec peu des mots. Et j’aime écrire, à chaque fois, des œuvres différentes : des chroniques, nouvelles, romans, contes …

Avant même de publier Le Vieux Qui Lisait Des Romans D’Amour, vous aviez écrit plusieurs contes et pièces de théâtre…

C’est vrai, pourtant ils n’ont jamais été représentés au Chili, mais dans autres pays américains, européens et asiatiques.

L’Ombre De Ce Que Nous Avons Été est une sorte de chronique des rêves perdus…

Pas perdus selon moi, mais plutôt des rêves cassés. La destruction du projet socialiste d’Allende par les militaires chiliens, puis le désenchantement du socialisme réel en Europe, a réaffirmé ma conviction qu’il faut trouver son propre chemin. A la différence des autres, ces rêves cassés se reconstruisent peu à peu, car ils sont les rêves libertaires de toute l’humanité.

LES RÊVES AU FUTUR

Après les rêves cassés et le virage au centre-droit de la gauche traditionnelle … croyez-vous possible un nouveau projet politique de gauche ?

Oui, mais ce projet, qui reste à inventer, doit intégrer le problème de l’égalité non résolue entre hommes et femmes, ainsi que le problème de l’écologie et de la sauvegarde de la planète : veut-on être des consommateurs ou des citoyens ? Il faut révolutionner l’imaginaire, pour décider quel type de société nous voulons habiter. Avons-nous besoin, pour être heureux, d’un nouveau téléphone tous les trois mois avec des fonctionnalités qu’on n’utilisera jamais ? Notre expérience est importante, car nous avons vécu le pire au XXème siècle et la stupeur du nouveau siècle.

Quel est votre rapport avec la littérature latino-américaine actuelle ?

Je continue de lire, surtout mes amis : l’argentin Osvaldo Soriano, les chiliens Délano, Diaz-Eterovic, Hernan Rivera Letelier. Le reste est pure prétention. Ils veulent être écrivains avant même d’écrire !

Isabel Allende et vous, êtes les figures littéraires chiliennes les plus reconnues au monde. Depuis vos lieux d’exil, vous avez toujours milité contre la dictature. Pourtant, aujourd’hui on dit que vous êtes les écrivains les plus détestés au Chili.

Je suis le plus haï, car je suis l’écrivain de langue espagnole le plus traduit dans le monde (52 langues). Je n’ai aucune inhibition pour dire que mes ventes sont millionnaires et qu’un seul de mes romans, Le Vieux QuI Lisait Des Romans D’Amour… s’est déjà vendu à plus de 20 millions d’exemplaires, L’Histoire D’Une Mouette Et Du Chat Qui Lui Apprit À Voler… dépasse les 15 millions. Et mes maisons d’édition sont petites, elles ne disposent pas de grands moyens publicitaires (Métailié en France, ndlr). Isabel et moi connaissons un succès planétaire, et ça beaucoup de chiliens ne le supportent pas.

Vous faites toujours attention à séparer la dimension citoyenne et artistique de votre parcours.

J’ai toujours distingué le fait d’être un citoyen et un écrivain. Je ne mélange jamais ces rôles. Je n’ai jamais essayé de régler mes problèmes personnels à travers la littérature : ni la prison, ni l’exil. Je savais parfaitement que les cauchemars liés à la torture, je devais les régler avec l’aide d’un psychologue. Il n’y a pas de littérature thérapeutique. Depuis très jeune, j’ai reçu une formation marxiste, ce qui me permet d’analyser la dialectique des choses. J’ai comme règle de vie d’affronter la réalité avec une éthique très rigoureuse, ce qui me permet d’agir d’un mode juste et au moment propice. En littérature, mon attitude est parfaitement esthétique : je suis un créateur de beauté, et je veux rester fidèle à ce principe. Je suis un citoyen et un écrivain. Alors, j’essaie de donner à ma littérature la même valeur éthique que je pratique dans ma vie.

Hasta siempre Luis…