DJAZIA SATOUR

« LA MENACE MIGRATOIRE EST UNE CONSTRUCTION DES IDEOLOGUES QUI GOUVERNENT EN EUROPE »

PAR FRANCISCO CRUZ

Ancienne membre du collectif Gnawa Diffusion, la chanteuse algérienne actualise l’héritage musical maghrébin dans une ligne folk-pop. Textes pertinents et beaux arrangements : Aswât, son nouvel album, est au cœur de sa tournée estivale.

Chronologiquement et culturellement située entre Amina et Hindi Zahra, comment a surgi en vous le désir de se consacrer au chant ?

La voix est l’instrument primordial et le chant l’activité humaine la plus spontanée. ll est le vecteur d’émotions le plus naturel, celui qui connecte le mieux à ses sentiments. Le chant est un révélateur de soi. Je suis venue au chant de façon instinctive, par l’amour de la musique car, à travers lui je pouvais exprimer des sentiments qui échappent aux mots. Ce n’est pas vraiment un choix, cela s’est imposé à moi naturellement. Au départ je prenais juste du plaisir. Ensuite, c’est devenu V-I-T-A-L, une possibilité concrète de coupure et d’évasion du réel, un cocon de protection et de sauvetage.

A quel moment vous – fille d’émigrés maghrébins installée à Grenoble – avez ressenti que chanter serait votre activité principale ?

À 19 ans, j’ai intégré Gnawa Diffusion, ce qui couronnait un processus de prise de conscience progressive sur mon évolution. J’avais commencé vers 13-14 ans à jouer avec des groupes et à 15 fait mes débuts professionnels. Je savais que la musique serait essentielle dans ma vie et je ne pouvais pas l’envisager différemment. Il m’a fallu juste le courage de sauter dans le vide… Malgré toutes les difficultés et les incertitudes que cela implique, je n’ai jamais essayé de faire quelque chose d’autre, professionnellement.

On a essayé de vous dissuader de votre choix ?

Oui, autour de moi les gens disaient que c’était de la folie, mais j’ai eu la chance d’être encouragée par mon père. Lui, professeur de droit, était convaincu que réussir dans la vie n’était pas synonyme de succès matériel, mais de la construction d’un projet.

Vous déclarez vouloir réaliser avec votre dernier album, un retour au son et à la culture de vos origines algériennes… Mais l’Algérie est un territoire immense et pluriel.

Effectivement, il réunit des cultures et des langues différentes. Moi, je me situe au Nord, car je suis née à Alger et, intuitivement, j’ai retrouvé des sonorités que j’entendais pendant mon enfance, mais aussi d’autres qui ont habité celle de mes parents. Des sonorités arabes sont toujours apparues dans mes précédents albums mais, à présent, c’est l’utilisation d’instruments acoustiques et traditionnels (pas des samples comme auparavant) qui met en relief ces sons anciens. Ces musiques jouissent d’une grande vitalité aujourd’hui encore en Algérie. Donc, ce n’est pas du tout « un retour ». Je ne déterre rien.

Vous existez, musicalement, en Algérie ?

Non, je n’ai jamais joué là-bas. Je suis diffusée à la radio, mais la TV n’est jamais venue filmer un concert de moi en France. Au-delà des pays francophones, ce dernier album est distribué en Espagne et au Portugal ; on a récemment joué au Canada et au Cap Vert.

Vous écrivez tous vos textes ?

Non, j’ai un parolier depuis l’époque de Mig, le groupe que j’ai formé après Gnawa Difusion. Ces chansons, je n’ai pas besoin de me les « approprier » pour qu’elles résonnent en moi, tant elles sont écrites pour moi. L’auteur me connaît très bien et nous partageons une même vision du monde.

Un poète vous inspire plus particulièrement ?

Oui, le poète palestinien Mahmoud Darwich. Sa poésie est profondément palestinienne et parfaitement universelle. Je suis très sensible à la thématique de la dépossession de la terre. Dans Aswät, la chanson « Ida » parle de ça. L’expérience de devenir un étranger sur sa propre terre. Je ne voudrais pas revenir vivre en Algérie, pour diverses raisons, mais je suis attachée à cette terre car je ressens que c’est mon pays. C’est un lien indéfectible, qui n’a rien à voir avec les documents administratifs. L’Algérie est le pays de mon enfance et ça c’est déterminant. La France est un beau pays, où je vis depuis 30 ans, où j’ai construit mon projet de vie, mais avec lequel le lien est plutôt social et pas affectif. Je suis loin de renier ma vie en France, mais je me sens algérienne.

En tant qu’artiste, émigrée, de langue arabe, quel regard portez-vous sur l’évolution de la société française durant cette dernière décennie ?

Beaucoup de monde dit qu’il faut être content de vivre en France. Mais dire qu’ailleurs c’est pire, ce n’est pas le bon raisonnement. Je suis inquiète, pas seulement pour la vie en France, mais pour la tendance à l’extrémisme identitaire, généralisée en Europe. La banalisation du terme « migrant », lancé comme un stigmate, nie l’existence des individus pour les transformer en masse informe, abstraite et menaçante. Je ne parviens pas à comprendre le renfermement des européens, encore moins le manque de solidarité à l’égard de populations en danger, des humains comme vous et moi. Je pense que derrière tout cela, la vraie menace est le libéralisme économique poussé à l’extrême, cette économie débridée qui écrase les gens dans les pays développés et qui a fini par s’imposer comme une idéologie d’État. Masquer ce vrai danger pour l’humanité par une supposée menace migratoire est une pure construction des idéologues qui gouvernent en Europe ces dernières années.

DJAZIA SATOUR

Aswât

(Alwäne Music)

 

 

 

 

LE 14 février à lyon/mjc vieux lyon