PACO DE LUCIA  – « THE MONTREUX YEARS »

Guitariste génial, compositeur inspiré, brillante figure internationale,   il fut (et reste après sa soudaine disparition, au Mexique en 2014) le musicien le plus important du flamenco contemporain. Enième confirmation de cela, cet album live inédit qui présente Paco de Lucia à divers moments de sa vie musicale (entre 1984 et 2012), en concert au plus prestigieux festival suisse.  

PAR FRANCISCO CRUZ

(R)EVOLUTIONAIRE (DU) FLAMENCO 

Paco de Lucia a transformé le flamenco en musique de prestige international. Quarante ans durant, il a joué (son) flamenco sur les principales scènes du monde entier. De Carnegie Hall à la Salle Pleyel, de la Philharmonie de Berlin au Teatro Colon de Buenos Aires, il a fait aimer cette musique à des artistes issus de cultures et lignes esthétiques très diverses et à des publics très contrastés et éloignés du monde ibérique. Plus important, Paco de Lucia a converti le flamenco en un symbole artistique qui personnifie le peuple espagnol, en dépit de ses différences généalogiques et sociales. Et, surtout, il a élevé au plus haut degré une culture de gens marginaux, les gitans, leur redonnant la fierté de se reconnaître dans leur propre histoire.

Francisco Sanchez Gomez, alias Paco de Lucia, né dans la ville andalouse d’Algeciras en 1947, n’était pas gitan mais payo (blanc), mais il fut le musicien qui transforma le plus profondément la musique flamenca. Avec un minimum d’audace, on peut parler aujourd’hui d’un avant et d’un après Paco de Lucia. Et dans cette évolution, la rencontre qu’il cultiva entre flamenco et jazz s’avère un événement décisif.  Car, avec Paco de Lucia, la guitare s’émancipa définitivement de son rôle d’accompagnement et se transforma en instrument soliste à part entière. Lui qui avait accompagné nombre de chanteurs, parmi lesquels Fosforito et son propre frère Pepe de Lucia – et, qui devint par la suite le directeur musical de l’inimitable Camaron de la Isla -, est aussi le plus grand compositeur et concertiste de l’histoire du flamenco.  

Comme le signale avec pertinence son ami John «Juanito» McLaughlin dans les notes du livret « Paco n’était pas seulement un génie de la guitare, mais aussi un être humain exceptionnel. Il ne lisait pas la musique mais je n’ai jamais rencontré un musicien avec une oreille aussi impeccable. En outre, sa soif de connaissances et d’expériences musicales plus profondes lui a permis d’élargir les traditions musicales de la musique flamenco. En presque tous les guitaristes flamenco d’aujourd’hui, vous entendrez l’influence de Paco ».

Il y a un demi-siècle, Paco de Lucia faisait entrer le flamenco, pour la première fois, dans les salons et les théâtres les plus conservateurs de la musique classique espagnole. « Un scandale, cette musique de gitans !», s’écriaient alors les gardiens des temples de la bourgeoisie franquiste. Pour Paco de Lucia, ce fut le couronnement d’une longue période de formation auprès de musiciens traditionnels, dont son père Antonio Sánchez et le très secret Sarrapi Sabicas, son frère aîné Ramón de Algeciras et, surtout, de l’influent Manolo SanLúcar. En solo ou en dialogue avec la guitare de Ramón, Paco de Lucia  provoqua un séisme dans le flamenco par l’introduction d’improvisations inhabituelles, et inscrivit la rumba Entre dos Aguas comme le point d’orgue de son audacieuse entreprise.

« J’ai grandi avec le complexe de ne pas avoir assez étudié la musique – avoua-t-il un jour -, de ne pas avoir des connaissances d’harmonie et soudain, j’ai eu la possibilité de jouer avec des musiciens de jazz ». Un événement décisif dans son évolution musicale fut sa rencontre et sa collaboration avec le groupe Dolores, avec qui il s’ouvrit au jazz fusion, très créatif dans les années soixante-dix. C’est à ce moment que la grande révolution de Paco de Lucia se dessina avec plus de précision. En Espagne c’était la fin de la dictature de Franco et, entre mode psychédélique et libération sexuelle, on commençait à parler de Nuevo Flamenco. De cette même époque date aussi la formation de son célèbre sextet, devenu invité incontournable des festivals de jazz. « Le problème était que le jazz exige d’avoir des connaissances en matière d’harmonie. Je devais me mesurer avec des jazzmen accomplis et improviser sur des thèmes qu’ils me proposaient. Avec John McLaughlin, notamment, qui a des connaissances monstrueuses. Et je ne savais pas improviser comme les jazzmen ! ».

L’improvisation. Une dimension qui fascinait Paco de Lucia, autant que la richesse harmonique offerte par le jazz. La conséquence immédiate ce fut ses rencontres avec Carlos Santana, Chick Corea et John McLaughlin. Avec le guitariste anglais, il enregistre trois albums en trio : Castro Marin  en compagnie de Larry Coryel, puis  Friday Night In San Francisco  et Passion, Grace & Fire   avec Al di Meola. Des albums qui connurent un succès mondial sans précédent pour un trio de guitares acoustiques.   

« Le disque que nous avons enregistré à San Francisco fut un choc pour tous les guitaristes du monde – se souvenait-il -.  On en a vendu des millions de copies ! Les gens devenaient fous devant ces trois guitaristes, qui avaient un très bon niveau technique et jouaient à une vitesse incroyable. La technique à la guitare est un don naturel, j’ai toujours eu une grande facilité pour jouer vite et sans forcer. Mais, c’est vrai qu’un silence a, parfois, beaucoup plus de valeur qu’une série d’accords joués sur un tempo vertigineux ».

Sans diminuer le succès du Guitar Trio, le sextet fut le groupe le plus spectaculaire et le plus riche que Paco de Lucia ait jamais mis sur pied : on y retrouvait ses frères Ramón de Algeciras à la guitare rythmique et Pepe de Lucia au cante, Carles Benavent à la basse électrique, Jorge Pardo au saxophone soprano et à la flûte, et le percussionniste brésilien Rubém Dantas. Sur le conseil de Paco de Lucia, Dantas introduit le cajon , d’origine afro-péruvienne, provocant un séisme dans la structure rythmique et la couleur des percussions à l’intérieur du flamenco ( qui adoptera par la suite les percussions afro-cubaines et afro-brésiliennes ). Témoignages de cette période fascinante : les albums  Solo Quiero Caminar , Live In America et, surtout, One Summer Night, sélection d’une mémorable tournée européenne.

« L’improvisation me plongeait dans un état merveilleux – aimait raconter de Lucia. Soudain, je me lançais dans un solo, sans penser à rien, aucune hauteur, rien, et la musique devenait tellement fluide que je me sentais flotter dans une légèreté inouïe. Avec l’improvisation, tu sens que tu sais tout, que tu es dieu ! Je suis content d’avoir persévéré… et d’avoir aussi contribué à ouvrir une porte pour d’autres musiciens flamencos qui s’intéressent à l’harmonie et continuent le dialogue avec le jazz ».

PACO DE LUCIA

The Montreux Years

(Montreux Sounds/BMG)

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