« notre mode d’expression va à l’encontre de toutes les idées chargées de haine qui ont le vent en poupe »
PAR KATHLEEN AUBERT
Avec son dernier album Free Humans, le joyeux ovni pop expérimental britannique Hen Ogledd avoue son inquiétude pour l’avenir de l’humanité et de la planète. Un petit clic sur le clavier, et hop !… nous voici téléportés à Newcastle pour un brin de causette avec deux des membres du gentil quatuor, Richard Dawson et Sally Pilkington.
De peur d’être restrictif, vous ne souhaitez pas définir votre style musical, mais en quelques mots-clés, comment le qualifieriez-vous ?
Sally Pilkington : « J’aime bien « bancal » ou « branlant » (rires). Notre musique est plutôt expérimentale, mais elle est également drôle et pop. »
Richard Dawson : « J’ajouterais les mots « sérieux », « contradiction »… Et « amitié »… Le plus important n’est pas notre style musical, qui pourrait très bien changer, mais avant tout le fait que nous soyons tous amis. C’est ça, l’essence de Hen Ogledd. »
Au fil des albums, votre style très expérimental a évolué pour devenir plus abordable, au point qu’aujourd’hui, certaines de vos chansons comme les singles « Crimson Star » ou « Trouble », ont tout du parfait tube pop accrocheur et dansant. Comment faites-vous pour allier ces deux extrêmes ?
RD : « La musique expérimentale et d’improvisation se prend souvent très au sérieux, et peut même être un peu prétentieuse. Nous abordons les choses sous un angle aventureux, avec aussi peu de sérieux que possible ! Le revers de la médaille, c’est que la pop est souvent perçue comme quelque chose de léger, de frivole. Pourtant, quand on écoute les grands albums de pop, on se rend compte de la précision avec laquelle ils ont été conçus. De plus, la légèreté de ton n’enlève rien au sérieux de ce qu’on peut exprimer… Sur la chanson « Earworm » (ndlr : littéralement « ver d’oreille », un terme anglais désignant un air qu’on n’arrive pas à se sortir de la tête) Rhodri a justement tenté de saisir l’essence même de la pop, au pied de la lettre : pourquoi diable voudrait-on s’insinuer dans la tête des gens ?!!! »
Sous des airs légers, Hen Ogledd aborde des thèmes sérieux, comme sur cet album le Brexit, la défense de l’environnement ou l’impact de l’intelligence artificielle. Diriez-vous que vous êtes un groupe engagé ?
RD : « Depuis quelques années, je réalise que la musique me permet d’exprimer certaines choses qu’on ne peut pas dire avec des mots. Ou alors que la combinaison des deux donne un sens plus profond aux mots et ouvre une nouvelle réflexion. Elle nous permet de réagir sans trop de prétention à l’évolution de notre société. La crise politique en Europe, la montée de l’extrême droite ici et aux Etats-Unis… Comment apporter notre pierre à l’édifice ? Si on ne se posait pas la question, ça ne serait pas la peine de continuer. Avec un peu de chance, nous offrons un mode d’expression qui va à l’encontre de toutes les idées chargées de haine qui ont le vent en poupe depuis quelque temps. Je ne me souviens pas d’avoir vécu une période aussi terrifiante que celle que nous vivons aujourd’hui, où la haine d’autrui devient la norme. Nous rejetons cette idée, nous pensons qu’il y a sûrement d’autres moyens de changer le monde, par exemple en s’appuyant sur la générosité…»
SP : «… la confiance, l’amour, l’amitié… Cet album prône la solidarité et non l’esprit de polémique, ce qui pour nous est une véritable prise de position politique.»
Vous parliez tout à l’heure de contradiction : on vous sent à la fois fascinés par et méfiants envers les nouvelles technologies…
RD : « Oui. C’est intéressant que des gens comme Elon Musk, qui sont incroyablement progressifs en termes d’innovation, puissent aussi être totalement détestables. Ces gens ne créent rien, ils exploitent le travail des autres. Sans eux, il n’y aurait pas de progrès, mais ce progrès est-il souhaitable ? Ceci dit, l’idée d’aller coloniser Mars me fascine, même si je ne servirais pas à grand-chose là-haut. Je me ferais sûrement éjecter avec les ordures ! » (rires)
Plusieurs de vos chansons s’interrogent sur l’impact de la technologie dans nos vies, un positionnement qui les rapproche de la science-fiction. Est-ce un genre que vous affectionnez particulièrement ?
RD : « En ce moment, je lis Thomas Pynchon, qui s’interrogeait sur les mêmes sujets dès les années 60. Il y a aussi Tade Thompson, l’auteur de la trilogie Rosewater, dans laquelle un biodome extraterrestre apparaît soudain au Nigéria… En littérature fantastique, j’aime beaucoup H.P. Lovecraft et l’auteur gallois Arthur Machen, dont il s’est en partie inspiré.
Rhodri est particulièrement fasciné par la manière dont on percevait le futur dans le passé. C’est lui, par exemple, qui a eu l’idée du titre « Voder », sur lequel on entend le son de ce synthétiseur inventé dans les années 40 pour imiter la voix humaine. Ça a un petit côté inquiétant… »
Free Humans reflète précisément une certaine inquiétude pour l’avenir de l’humanité…
RD : « Comment, avec ce qui se passe aujourd’hui pour l’environnement, pourrions-nous ne pas nous inquiéter ? Comment pourrions-nous ne pas en parler ? Plutôt qu’une approche anti-technologie, nous abordons la question sous un angle politique, comme dans les titres « Space Golf » ou « Farewell ». Nous réfléchissons sur la place de l’homme dans la nature, et sur les choix qui s’offrent à nous. C’est une démarche politique et émotionnelle de faire les choses différemment, et si nous n’y parvenons pas, que va-t-il arriver ? »
C’est à notre monde et à notre planète que vous dites au revoir sur le titre « Farewell », qui ouvre l’album ?
SP : « Au départ, c’est à l’Union Européenne que nous disons au revoir, à cause du Brexit. C’est un sujet qui nous touche beaucoup. C’est difficile de faire notre deuil, et c’était une manière d’en parler. Mais le texte prend un sens plus large à mesure qu’il avance… »
RD : « Nous disons au revoir à une certaine manière dont nous faisions les choses jusqu’alors. Le fait de commencer l’album par un adieu montre surtout que le temps n’est pas une ligne continue, mais que passé, présent et futur sont connectés… Sun Ra disait qu’il ressemble plutôt à une couverture avec des plis. »
Outre la musique, vous faites aussi tout un travail sur le langage, la narration et la transmission orale…
RD : « Au départ, ça n’était pas voulu, mais à travers les textes de chacun, il est vite apparu que c’était un sujet qui nous intéressait tous. Pour Rodhri, par exemple, il est très important d’utiliser le Gallois, la langue qu’il parle avec sa famille. Sur notre prochain album, il y aura d’ailleurs davantage de chansons dans cette langue. »
SP : « Nous utilisons aussi beaucoup de sons vocaux et de charabia dans nos chansons. Cela reflète la perception que nous avons de nous-mêmes comme des animaux, c’est une manière de nous affranchir de la position de supériorité de l’homme dans la hiérarchie du vivant. Par exemple, pour le titre « Loch Ness Monster », Dawn a choisi d’utiliser un poème d’Edwin Morgan qui n’est composé que de borborygmes. Son propre style est assez proche de l’écriture libre et fonctionne beaucoup par association d’idées… »
Le monstre du Loch Ness n’est pas la seule créature mythique peuplant votre imaginaire. On y retrouve toutes sortes d’êtres un peu effrayants issues du folklore britannique et nord-européen, comme les sorcières ou les esprits (cf. « Bwganod »). Pourquoi ?
RD : « Effrayants ? C’est une question de perception. Une sorcière peut être une entité surnaturelle terrifiante, ou bien quelqu’un qui communie avec la nature et la vénère. C’est cette dernière dimension païenne qui les a opposés au christianisme, qui en a fait des êtres diaboliques. Le monstre du Loch Ness, quant à lui, n’est peut-être qu’une rumeur lancée pour attirer le tourisme dans un endroit qui en avait bien besoin… Les fantômes comme le bwganod sont des émanations du passé dont le rôle est de nous faire réfléchir sur nos choix car nous pouvons apprendre de leurs erreurs. Bon, et oui, c’est vrai que c’est rigolo de penser à des créatures mythiques ! »
Malgré le monstre du moment, le Covid 19, avez-vous des projets de concert ?
SP : « Oui, nous avons filmé un concert que nous diffusons sous format d’un spectacle pour enfants. Juste avant le confinement, nous avions testé certaines de nos chansons sur des petits, et ça avait très bien fonctionné ! Le titre « Tiny Witch Hunter » (ndlr : sur l’album Mogic) fait un carton chez les enfants. Ils sont très réceptifs au côté spontané, fun et un peu fou de notre musique ! »
HEN OGLEDD
Free Humans
(Domino Records)