Un triangle musical parfaitement ancré dans la tradition du jazz – condition essentielle pour sauter dans l’inconnu sans vouloir préserver quoi que ce soit – et foncièrement projeté en avant, vers des aventures nouvelles qui furent autant des portes ouvertes par Jarrett, pour d’autres musiciens qui s’en inspirent encore aujourd’hui.
PAR FRANCISCO CRUZ
Si bien le trio de référence durant trois décennies comprises entre 1985 et 2015 ( dans le mouvement évolutif du jazz ), était celui formé par Keith Jarrett au piano avec Peacock à la contrebasse et le batteur Jack Dejohnette, cet autre trio éphémère est d’une singularité indubitable. Éphémère, même inédit jusqu’à cette réunion au Deer Head Inn heureusement enregistrée, mais pas inconnu dans la sphère du pianiste. Car Peacock et Paul Motian avaient déjà joué ensemble en trio avec le pianiste Paul Bley, et Motian avait fait partie du quartette américain de Jarrett avec Dewey Redman et Charlie Haden (et du trio avec Jarrett et Haden).
Le trio de ce soir au Deer, était un triangle musical parfaitement ancré dans la tradition – condition essentielle pour sauter dans l’inconnu sans vouloir préserver quoi que ce soit – et foncièrement projeté en avant, vers des aventures nouvelles qui furent ( et seront sans doute ) autant des portes ouvertes pour d’autres musiciens qui s’en inspirent.
Cet album, brillamment enregistré live à Allentown PA (lieu de naissance de Jarrett) il y a trente trois ans (le 16 septembre 1992), est un exemple transparent de la maitrise du matériau et de l’équilibre sonique, de la complicité intuitive et d’une certaine mémoire linguistique développée par Jarrett-Peacock-Motian (et Dejohnette auparavant et par la suite) depuis lors et jusqu’au silence obligé du pianiste. Une évocation de Miles Davis («Solar»), des standards somptueusement recréés – « You And The Night And The Music », « You Dont Know What The Love Is », « Bye Bye Blackbird », sont suivis par « Straight No Chaser », « Someday My Prince Will Come », « Everything I Love »), une contreplongée dans le souvenir poignant de « Basin Street Blues » et « The Old Country, » alternant avec « All Of You » et « It’s Easy To Remember ». Aucun morceau original tout au long de ses sets – que, pour Jarrett, constituent son premier travail « sérieux » au Deer Head Inn en tant que pianiste de jazz (il y avait joué la guitare pour Stan Getz et la batterie derrière le pianiste Johnny Coates) -, quand « Chandra » de Jaky Byard répondait au « How Long Has This Been Going On » des frères Gershwin ; un contrepoint à réécouter wherever, everytime.
Les quinze plages réunies dans ces deux double album ( l’un publié initialement en 1994, l’autre en 2024 ) s’inscrivent dans une dimension qui l’on pourrait nommer “l’ADN bop” de ce trio. Néanmoins, leur engagement esthétique avec ces musiques suppose bien la distanciation, et exige la (ré)formulation créative à l’intérieur d’un espace jazzistique parfaitement défini. À différence de la plupart des albums de Keith Jarrett, ceux-là ne présentent aucune composition originale, ni du pianiste ni de ses complices ; pourtant on écoute la musique du trio et (absolument) pas une série de reprises. Les compositions sont jouées à leur façon, comme un chant intérieur qui remet sur scène leurs propres auditions de jeunesse pour les transformer complètement. Ici, la fidélité n’est pas un paramètre artistique valable. Il s’agit simplement de l’art ; et d’une vitalité surprenante.
Dans ce sens, on serait tenté de souligner le jeu pianistique, l’énergie profonde de la main gauche et la fraîcheur presque ludique de la droite, au risque d’obnubiler l’épatante ductilité polyrythmique de Paul Motian et l’équilibre pas du tout précaire de la contrebasse convergente de Gary Peacock. Par un processus quasi paradoxal de libération des codes de l’improvisation à travers la création de structures formelles fonctionnelles, Jarrett faisait déjà preuve d’une imagination fructueuse, jouant à trouver des issues imprévisibles aux enjeux posés par l’exercice improvisé. Dans une prospective de ce que sera par la suite la récréation de son propre univers poétique.
KEITH JARRETT – GARY PEACOCK – PAUL MOTIAN
At The Deer Head Inn – The Old Country
The Complete Recordings
Coffret double vinyle
ECM / Universal