BADUME’S BAND & SELAMNESH ZEMENE – LUCY DACUS – CALVA LOUISE – BILLIE EILISH

QUATRE FEMMES ET L’AMER

PAR CHRISTIAN LARRÈDE

Sous différentes latitudes, quatre femmes, quatre colères, quatre combats et un constat : être un artiste, c’est dur, être une artiste, c’est très dur.

Africa 2020 (collaboration entre la France et 54 pays africains) aura constitué le nouveau miroir aux alouettes d’une politique culturelle exsangue. Selamnesh Zéméné, l’une des chanteuses éthiopiennes prééminentes de sa génération, riche d’une collaboration potentielle avec un trio, Badume’s Band, spécialiste hexagonal – et en l’occurrence breton – de la musique d’Addis-Abeba, pensait l’affaire entendue, lors de la pose de jalons de sessions unissant la dimension vibratile d’un âge d’or sublimé, et la révérence gardée aux racines artistiques de la communauté nomade Azmari. Une foultitude de tracasseries administratives plus tard, les sessions de Yaho Bele, deuxième album collaboratif des précités, reviennent de loin, entre combat nécessaire et idée fixe. L’Abyssinie pointe ainsi sa corne, entre pétulance percussive et mélopées virtuoses, riches d’un rock de là-bas ou d’ici (Rennes), pour une musique fière, tendue et vindicative.

Le troisième album de Lucy Dacus, lui également placé sous l’étouffoir par la pandémie, se nourrit de nostalgie, et de la jouissance des bons-temps-rouler de l’adolescence, et de leurs douleurs. La chanteuse, originaire de Richmond (Virginie), 26 ans au compteur, et membre du groupe Boygenius, s’y entend pour briser les rythmes, désintégrer les climats. Enregistré à Nashville, Home Video distille des histoires à la première personne, et on peut se laisser séduire par certaines ambiances de feu de camp, jusqu’à l’irruption de comptines pas sages qui nous rappellent la douleur d’être prépubère, ici et aujourd’hui. Dans l’évocation de cette jeunesse chrétienne du début du millénaire, où l’Église entendait régenter ce à quoi rêvent les jeunes filles, en juxtaposant tir à l’arc et exégèse de la Bible, Lucy Dacus ne s’épargne pas, alimentant ses partitions d’une introspection détaillée. Tendre, et incisif.

Bien évidemment, dans Calva Louise, personne ne boit d’eau-de-vie normande, ni ne se prénomme ainsi. Il n’empêche que ce trio de Manchester, constitué à Londres, et après un coup d’essai fulgurant (Rhinoceros, en 2019) détermine, sous la houlette de leur chanteuse et bassiste Alizon, une philosophie assez élémentaire : désormais, de punk à power pop, en passant par l’electro, la darkwave et un songwriting scintillant, les jeunes gens d’aujourd’hui seront en révolte, ou ne seront pas (visibles). En anglo-espagnol dans le texte, le groupe répond à quelques interrogations de leur âge (dans quel état…je suis) dans un climat euphorique qui dissimule à grand-peine les larmes, mais nourri d’une énergie qui emporte tout sur son passage. Sous influence de Queens of the Stone Age, Calva Louise synthétise la colère pure d’une génération, et l’amertume qui va avec : revendiquant un melting-pot incluant les films d’animation ou les expérimentations d’Alejandro Jodorowsky, leur musique n’en est que plus troublante.

On peut a priori considérer Billie Eilish, elle, à l’abri de toute amertume : princesse pop de l’époque, elle a à 19 ans vendu des palanquées d’un premier album concocté avec son producteur de frère, et il est à parier que son deuxième effort – toujours sous gestation familiale – suive un chemin identique. D’autant que la jeune fille élargit ici son spectre, lorgnant vers le jazz en revendiquant l’influence conjointe de Peggy Lee ou Julie London, ce qui laisse à penser que « Billie Bossa Nova », l’un des temps forts de la collection des 16 partitions du programme, sera tout aussi agréable à écouter demain qu’aujourd’hui. Si elle aborde les rives du trip-hop (« I Didn’t Change My Number ») c’est malicieusement, si elle adresse un clin d’œil à Björk (dans « GOLDWING ») c’est sur un mode faussement angélique, et si elle s’essaie à la ballade acoustique (« Your Power ») c’est dans la plus parfaite des plénitudes. Le tout servi par un chant maîtrisé. Pourtant, sous un intitulé en parfait second degré (« Plus heureuse que jamais »), accompagné par une larme devant le photographe, on devine aisément que ces petits miracles successifs se construisent sur les cendres de l’innocence perdue de la chanteuse. L’ascension vers le succès s’accompagne de multiples douleurs pour quelqu’un mal à l’aise dans son corps (j’ai de plus gros seins que vous), troublée par le pouvoir qu’on lui prête, et en guerre face à un milieu artistique à domination masculine. Aujourd’hui, Billie Eilish maîtrise davantage (sa vie, son métier) que jadis, mais n’est pas plus à l’abri de ce qu’une vie de star peut avoir de baroque : les amants d’un soir à qui l’on fait signer une décharge de non-divulgation, la paranoïa face aux rodeurs, les paparazzi. Certes, il est étrange de plaindre quelqu’un de riche et célèbre, qui pose dans le magazine Vogue ou interprète le générique d’un James Bond. Mais l’Américaine a assez de talent, on en est maintenant convaincu, pour mettre des mots pertinents sur ses musiques. Elle n’a pas tout compris, mais y travaille, comme en témoigne sa déclaration lors de la cérémonie 2020 des Grammy Awards : s’il vous plait, ne soyez pas moi.

BADUME’S BAND & SELAMNESH ZÉMÉNÉ
Yaho Bele/Say Yeah
(Innacor Records)

 

 

 

 

 

LUCY DACUS
Home Video
(Matador Records)

 

 

 

 

 

CALVA LOUISE
Euphoric
(Frkst Records/300 Entertainment)

 

 

 

 

 

BILLIE EILISH
Happier Than Ever
(Polydor)