SUSANA BACA

« NOTRE PLUS GRAND DEFI EST DE SUIVRE LE POULS DE

LA LIBERTE »

Découverte au début des années 90, aux États Unis sur la compilation Sounds Of Black Peru, réalisée par David Byrne – puis en Europe avec l’intérêt grandissant du public pour les musiques du monde -, Susana Baca avait pratiquement déserté les scènes françaises depuis une dizaine d’années. Elle revient dans le paysage musical international avec un nouvel album, Palabras Urgentes, dans la survenue d’un désastre annoncé….

PAR FRANCISCO CRUZ

Figure emblématique de la chanson noire péruvienne, enracinée dans les chants des anciens esclaves africains, Susana Baca fut durant longtemps l’unique musicienne du pays des Incas à bénéficier d’une distribution internationale. Ce qui lui valut au Pérou une reconnaissance unanime qui, s’étalant de Huasco à Arequipa glissait des maisons bourgeoises aux plages infestées de choléra. L’aura de Susana Baca faisait abstraction des différences raciales et économiques, jusqu’au moment où le Pérou fut aussi englouti par la dérive politique et financière liée au Covid.

Dans les mots et l’urgence des propos de Susana Baca convergent ses racines musicales afro-péruviennes, ses préoccupations sociales réactualisées, et le répertoire comprend des reprises de thèmes péruviens déjà enregistrés auparavant (avec des nouveaux arrangements de Michael League de Snarky Puppy) et des classiques du songbook latino-américain.

Palabras Urgentes reflète la sensibilité de la chanteuse face au drame actuel qui se vit au Pérou (et ailleurs dans le monde) à cause de la manipulation abusive de la situation virale. Terrain privilégié d’expérimentation des vaccins en Amérique du Sud, les autorités de ce pays (soutenues par l’armée) ont utilisé surtout la population indigène pour initier des opérations de vaccination massive. Avec des conséquences sanitaires désastreuses.

«Ces dix chansons ressemblent surtout à des prémonitions sur les temps difficiles que nous traversons. Ils tissent la musique de mes racines les plus profondes avec des mots urgents, d’espoir et de condamnation, qui cherchent une vérité chérie et profonde.»

Ainsi, dans ce nouvel album on retrouve surtout des chansons de révolte, d’espérance et de résilience. Susana Baca reprend «La Herida Oscura» de la célèbre chanteuse Chabuca Granda, comme un nouvel hommage à Micaela Bastidas, leader de la guérilla et une des femmes les plus courageuses de l’indépendance du Pérou. Elle rend hommage aussi à «Juana Azurduy» (avec une zamba popularisée par l’argentine Mercedes Sosa), femme combattante qui lutta aussi pour l’indépendance du Pérou (ancienne colonie espagnole), insistant sur le fait que nous devons nous battre pour une nouvelle forme de liberté. L’album présente une nouvelle version de «Vestida De Vida», pour un nouvel appel au respect de la Pachamama, la protection et la sauvegarde de la nature planétaire, donc des humains qui l’habitent (mais, malheureusement, la détruisent). Il y a aussi le tango classique «Cambalache» (de Santos Discépolo, popularisé par la voix de Carlos Gardel vers 1930) qui évoquait déjà la mascarade sociale provoquée par la manipulation de la finance et résonne comme un nouvel appel à l’honnêteté, comme valeur nécessaire pour vivre ensemble, méconnue par la classe bourgeoise au pouvoir. Dans l’esprit de la chanteuse péruvienne, la condition première de notre coexistence est l’amour. Alors, elle remonte dans le temps de sa jeunesse et recrée la «Milonga De Mis Amores» de l’argentin José M Contursi. Et pour donner un peu d’énergie joyeuse et solaire au tout, elle propose une nouvelle version du traditionnel «Negra Del Alma».

LES ARTISTES, PAS LES SOLDATS

Face à sa belle maison à Lima, la capital péruvienne, Susana Baca et ses amis aménagèrent un jour de printemps un petit parc, en hommage à «l’Artiste Inconnu». Planté là avec beaucoup d’amour, de respect, et aussi un brin d’ironie. Symbolique et fort, dans une Amérique qui aujourd’hui perd ses artistes, pas en prison mais confinés et contaminés.

« Dans tous les pays que je connais il y a un monument “au soldat inconnu”. Mais nulle part à l’artiste anonyme qui nourri l’identité de son peuple. Pour nous, cette reconnaissance est vitale: un peuple sans culture identitaire est comme un enfant sans parents. Surtout en cette époque de mondialisation. Ce parc est un hommage à tous les artistes qui, dans les villages péruviens, réalisent un travail créatif sans chercher ni la reconnaissance ni la figuration ».

Dédié à la mémoire de tous les poètes populaires qui n’intéressent personne, ce parc est aussi une invitation à la réflexion sur le rôle de l’art dans la société contemporaine. Avant d’être chanteuse, Susana Baca est une artiste sensible aux conflits de son temps. Une femme pour qui la reconnaissance publique n’a pas effacer les origines…

« Très modestes. Ma mère préparait des plats délicieux et mon père était chauffeur ; elle dans les cuisines des maisons de riches familles et lui au volant des voitures de dignitaires réactionnaires. Des domaines “stratégiques” pour apprendre les nouvelles du monde et comprendre l’idéologie des patrons. »

Très tôt, vous étiez consciente des mensonges de la bourgeoisie blanche, pour essayer de justifier la ségrégation séculaire des noirs et des indiens. Une question de racines, généalogiques et culturelles ?

« Dans mon travail musical, et par rapport à la mise en valeur de mes racines culturelles, on ne peut pas séparer les aspects artistiques des questions généalogiques et idéologiques. Mon intérêt pour la culture afro-péruvienne s’est réveillé quand j’ai compris et assumé que j’étais noire. Que j’appartenais à une communauté sociale avec des caractéristiques et des expressions propres. La musique est devenue la meilleure voie pour accomplir ce besoin de revendication.»

Dans son quartier d’enfance, chez les voisins, Susana Baca découvrit la musique des noirs de la côte Pacifique, ses instruments et ses différents genres et styles. Elle y chanta ses premiers couplets accompagnée de quijada (mâchoire d’âne) et cajon (la caisse de bois percussive introduite par Paco de Lucia dans le nouveau flamenco).
La musique internationale était-elle aussi présente dans votre maison familiale…?

« Mes tantes imitaient Aretha Franklin et Diana Ross & The Supremes, mon père jouait de la guitare et chantait, tandis que ma mère dansait merveilleusement bien sur toutes les danses populaires, aussi bien les étrangères comme le tango argentin et le danzon cubain, que les nationales comme la zamacueca et la marinera. Dans cette ambiance de fête aux rythmes syncopés et chorégraphies sensuelles, j’étais initiée à la musique et cultivait un répertoire éclectique mi-noire mi-indien, partagée entre mes études, puis mon travail d’enseignante. »

Vivre de la musique, en dehors de la variété la plus banale, était au Pérou quelque chose d’impossible, il y a cinquante ans. Nonobstant, tout le continent expérimentait des transformations sociales profondes ; et dans la musique populaire le mouvement de la Nouvelle Chanson Latino-américaine bouleversait le rapport entre la musique et le public, le message et le sens du chant.

« Depuis le début des années 70, je chantais partout, de Miraflores à Pueblo Libre : au début dans des petites églises, salons de quartier et universités ; plus tard, traversant El Olivar ou El Parque del Amor, j’ai investi théâtres et salles de concert, gagné des festivals nationaux et accédé à la télévision. Jusqu’aux tournées internationales au début de ce nouveau millenium. »

DE L’ANONYMAT SOCIAL DES NOIRS AU CLICHE DE L’INDIEN TRISTE

En Europe, la musique péruvienne a longtemps été associée à l’image du «petit indien triste qui joue la quena» (flûte amérindienne des Andes). Ce préjugé a sûrement joué contre la diffusion internationale des musiciens actuels.

« Cette image n’est pas négative en soi, car c’est une partie de notre paysage culturel, de notre musique. Lamentable, par contre, fut la prolifération de « pseudo musiciens » sud-américains qui, déguisés en indiens, ont envahi les rues et les places d’Europe. Qui ont saturé les oreilles du public, avec une musique andine de très mauvaise qualité. Sans aucune responsabilité professionnelle, ce sont eux qui ont créé ce cliché de l’indien triste, occultant la force vitale et la joie de vivre inscrite dans cette musique. »

Le chemin de la reconnaissance internationale fut long et pas sans embûches. C’est à l’aube des années 80, que Susana Baca décida de se consacrer exclusivement à la musique. Motivée par le besoin de diffuser plus largement l’héritage africain. De le populariser, en le sortant du ghetto ou des recherches sociologiques à l’université. Elle se consacra donc, pendant plus d’une décennie – en compagnie du sociologue Ricardo Pereira (devenu son manager) et de l’éducateur Francisco Basili – à un travail de collecte et de recherche, enregistrant de superbes documents sonores tout au long de la côte péruvienne, de Chiclayo à Pisco. Ce travail aboutit quelques années plus tard à la création d’un Centre de Recherche de Danse et Musique Expérimental (nommé Negro Continuo), dans le quartier populaire de Chorrillos à Lima.
Alors, après tant de temps de ségrégation raciale, qu’elle est la situation actuelle de la musique noire au Pérou aujourd’hui ?

« La perception de nos différents composants ethniques et culturels a beaucoup changé ces derniers temps. Fruit du travail persévérant d’artistes et chercheurs, mais aussi grâce à la reconnaissance mondiale de l’héritage Africain. Au Pérou, même si cela s’exprime encore comme une tendance à la mode, le peuple apprend à danser un festejo, ou un lando, à jouir avec une marinera. Il y a plus de concerts et le grand public apprécie davantage le travail musical autour des racines afro-péruviennes. Pourtant, la plupart des artistes noirs souffre toujours de l’anonymat social et les institutions culturelles ne font rien pour les sauver de l’oubli ».

Au Pérou, comme dans la plupart des pays latino-américains, la musique populaire nationale a souffert d’une marginalité évidente provoquée par la production industrielle. Elle fut occultée ou devancée par la chanson commerciale internationale imposée par les compagnies multinationales, et leurs relais de chroniqueurs et producteurs installés au sein de la radio et la télévision. Pourtant, il semblerait que ces dernières années, la grande migration provinciale vers Lima aurait provoqué des changements importants…

« Aujourd’hui le grand succès des ventes est la techno-cumbia – commente Susana Baca -, dont les origines remontent à la chicha (fusion de huayno andin et musique tropicale, ndlr), et qui plaît massivement à tous les secteurs de la société. Selon ma perception, elle s’identifie au nouveau visage politique du Pérou, et c’est sa seule valeur. Car, du point de vue esthétique, il s’agit d’une musique très pauvre. Parallèlement, la musique afro-péruvienne s’enrichit avec les rencontres entre artistes expérimentés et les jeunes créateurs. »

Dans ce sens, la mise en place de circuits alternatifs pour la musique créative remonte à une vingtaine d’années. Il y a des nouveaux labels, montés par des jeunes compositeurs et des musiciens qui y investissent leur propre argent. Ils produisent et distribuent directement leur musique.

Et vous Susana Baca, quel était votre rapport à l’industrie musicale, avant d’enregistrer pour Luaka Bop, le label de David Byrne, et désormais pour Real World fondé par Peter Gabriel ?

« Je n’avais aucune relation avec l’industrie discographique péruvienne ; car sous prétexte que ma musique n’était pas commerciale, les labels m’ont toujours fermé leurs portes. J’étais obligée de créer mon propre label – Editora Pregon – pour pouvoir produire et publier mon travail. J’ai réussi à produire sept albums, distribués presque de la main à la main. C’était le prix à payer pour ma liberté. Mais je me félicite, car je n’ai eu aucune concession à faire, ni aux producteurs, ni au marketing publicitaire. Depuis que mes disques ont une existence internationale, quelques maisons de disques me proposent de les rejoindre. Mais, comme toujours, ma liberté passe avant tout. Notre plus grand défi est d’atteindre le rythme unique de la liberté …»

SUSANA BACA
Palabras Urgentes
(Real World/Pias)