SUREL-GUBITSCH-SEGAL TRIO

« AU CONSERVATOIRE, JE N’AURAIS JAMAIS IMAGINÉ UN GUITARISTE ELECTRIQUE AVEC UN VIOLONISTE CLASSIQUE ET UN VIOLONCELLISTE ! »

PAR FRANCISCO CRUZ

Trois musiciens hyper actifs sur la (les) scène musicale française, qui transitent librement entre classique, rock, jazz, world, pop et des territoires inclassables, se réunissent pour (s’) inventer de nouveaux plaisirs acoustiques. Le violoniste Sébastien Surel, le guitariste Tomas Gubitsch et le violoncelliste Vincent Segal, signent, avec Camara Pop, l’un des bijoux sonores de l’année.


Sébastien Surel, vous êtes à l’origine de ce projet. Connaissant leurs musiques, Tomas (Gubitsch) et Vincent (Segal) étaient des complices inéluctables ?

S.S. : C’est une histoire d’affinités et de convergences. Nos parcours musicaux sont différents, mais il se rejoignent sur beaucoup de points. Notamment, nos visions très larges et ouvertes de l’univers musical, et notre exigence éthique qui respecte tous les genres et styles musicaux et reconnait l’importance de chaque période de l’histoire de la musique. C’est clair que si je n’avais pas rencontré Tomas, guitariste coloriste, compositeur et improvisateur virtuose, le trio n’existerait pas…

V.S. : Ces dernières années j’ai évolué dans des circuits assez éloignés de l’écriture, notamment en duo avec Ballaké (Sissoko) et au sein de Bumcello avec Cyril (Atef). J’avais joué en studio avec Tomas mais jamais sur scène. Quant à Sébastien, j’avais juste eu l’occasion d’écouter son trio classique de chambre, et j’étais resté impressionné par la richesse du répertoire et la justesse de l’interprétation. Quand j’ai reçu son appel à New York – où je me produisais avec Ballaké -, pour évoquer ce projet, je n’ai pas hésité une seconde. Avec Ballaké, j’ai aussi l’impression de jouer de la musique de chambre. Alors, l’idée de revenir à une écriture plus exigeante, connaissant l’ouverture d’esprit de Tomas et de Sébastien, était très stimulante.

Comment avez-vous mis en place le répertoire de Camara Pop ?

V.S. : On s’est retrouvé pour la première fois sur scène au Théâtre de Châtelet, pour « La Nuit de l’Improvisation ». Ensuite, au Théâtre de la Ville, lors d’un programme à plusieurs trios qui jouaient la musique de Tomas.

T.G. : On s’est remis à un niveau d’exigence équivalent à celui de la musique classique-contemporaine. L’improvisation s’insère dans un cadre, comme une variation à l’intérieur de la composition. Ce qui est extrêmement intéressant, c’est que nous sommes en phase de trouver un son propre au trio. Comme une synthèse de toutes nos expériences précédentes qui convergent vers cette musique de chambre teintée de pop.

« Pop » dans le sens de populaire ou simplement plus facile à vendre dans un marché sinistré ?

T.G. : Pop, dans le sens de plus accessible.

S.S. : On a gravé conçu ce disque sur un support numérique et physique, parce que c’est la meilleure façon de fixer ce qui par définition ne l’est pas. Quand j’enregistre un trio de Ravel ou un quartette de Beethoven, ou un quintette de Brahms, j’ai le sentiment de jouer de la musique populaire. Pas pour le grand public, mais accessible pour le public qui veut bien se donner la peine de l’entendre.

V.S. : « Pop » est déjà un mot anachronique qui relie au passé. Quand j’étais au conservatoire, je n’aurais jamais imaginé qu’un guitariste électrique pouvait jouer avec un violoniste classique et un violoncelliste. On aurait dit « le rock entre au conservatoire ! » et cela aurait fait scandale. Quand j’ai commencé à essayer des formules expérimentales, on m’a dit clairement que ce n’était pas le lieu. Aujourd’hui, les jeunes musiciens font des concerts avec des diffuseurs vidéo, des simulateurs ou avec des capteurs, sans instruments. Moi, avec mes sets de pédales, qui me relient à Hendrix et aux années 70, je fais déjà classique. Je veux dire qu’en adoptant le mot pop, on assume une certaine forme de classicisme. De l’improvisation par rapport au jazz, du folklore par rapport au classique… Jouer Hermeto Pascoal aujourd’hui, c’est aussi classique. Puis, notre attitude sur scène est la même que quand on joue d’autres musiques. Quand j’interprète Camara Pop je ne me sens pas différent, c’est comme jouer avec Bumcello.

S.S. : Dans ce trio chacun reste à sa place d’improvisateur, de chambriste, de rockeur, chacun fait ce qu’il sait faire, et c’est ce mélange qui donne le son qui nous identifie et créé ce langage musical authentique.

Dans le répertoire de Camara Pop on retrouve vos musiques, mais aussi celles de Nana Vasconcelos, Leonardo Teruggi, Hermeto Pascoal… Comment vous avez réussi à vous mettre d’accord pour construire le programme de ce premier album ?

T.G. : Il y avait une certaine urgence pour constituer un répertoire. Chacun a apporté les morceaux qu’il avait sous le coude ou ceux sur lesquels il voulait tenter des expériences au sein de cette nouvelle formation. Pour mes morceaux préexistants, celle-ci est leur version définitive. Toutes les musiques qu’on aime sont sur nos compositions, mais ils ne sont pas sur-signifiées. Le classicisme de ce trio est une grande liberté. Introduire un sax connote le jazz, un bandonéon renvoie au tango… ; nous aimons le jazz et le tango, mais avec notre langage et nos instruments « polyglottes ». Ce qui m’intéresse dans ce nouveau projet, après tant d’années passer à jouer des musiques strictement personnelles, c’est cette dynamique de groupe que j’avais connu à mes débuts de guitariste rock.

S.S. : Ici chacun est suffisamment convaincant pour susciter chez les autres l’envie d’expérimenter ses idées. Et chacun est suffisamment ouvert pour accepter de défendre des musiques qui, à priori, pourraient sembler éloignées de ses préférences. Nous sommes arrivés chacun avec des propositions très différentes : Tomas avec des compositions très bien ficelées, car il est le plus savant de nous trois. Vincent avec des morceaux très inventifs et des formules très ouvertes, mais avec des trames, des sketches, des textures, des grooves et des façons de faire sonner très précises.

V.S. : Par rapport à cette dynamique rock dont parle Tomas, ce qui est agréable, c’est qu’elle n’est pas excessive comme cela aurait été le cas si nous avions 20 ans. Nos âges et nos parcours nous apportent une certaine tranquillité d’esprit. On arrive à faire de répétitions très agréables, et pas seulement de bons concerts, parce qu’on aime jouer ensemble.

La notion de plaisir, donc…

T.G. : Elle est fondamentale.

V.S. : On aimerait seulement faire participer plus de monde à notre bonheur. Car, ça devient un plaisir un peu égoïste, entre musiciens. Depuis un moment, je remarque qu’il y a moins de gens prêts à se lancer dans la découverte de musiques nouvelles. Désormais, on nous demande de promouvoir notre musique comme jamais on l’avait fait auparavant. Pourtant, aller demander aux gens de venir m’écouter, ce n’est pas à moi de le faire, mais aux organisations de la ville. Si on perd la notion de « musicien-dans-la-ville », le bonheur et la musique disparaissent.

T.G. : Je lisais un texte de Stravinsky, de 1935, où il parle de la facilité de l’accès à la musique à travers le disque et la radio. C’est d’une lucidité incroyable. Au fond, il dit que la musique est un art qui demande un effort nécessaire de la part de l’auditeur. Pour se déplacer, pour être présent et essayer de suivre le discours des musiciens. Perdre ça, c’est exactement ce qui arrive aujourd’hui, car le public a un accès très facile à la musique, sans aucun effort. Tout (ou presque) est accessible en permanence sur les plateformes de téléchargement, ou sur YouTube. Jeune, je devais aller dans les médiathèques, emprunter des disques, les enregistrer sur cassette… Aujourd’hui tout est à la portée de tous, et tout se vaut, sans discernement esthétique. Étrangement, ça tue la curiosité qu’il y avait jadis quand tu présentais un nouveau spectacle. À Paris, les salles étaient pleines de gens qui s’y rendaient, juste piqués par la curiosité de découvrir ce qu’ils ne connaissaient pas, des gens capables de s’émerveiller…

S.S. : Le fait d’avoir accès à tout, sans discernement, provoque le repli des gens. Car, le problème n’est plus l’accès, mais d’avoir les clés pour distinguer les particularités et la qualité de l’offre. Il y a de moins en moins de gens qui ont ces clés. Donc, ils vont au plus simple.

Souvent, le plus simple est aussi le plus pauvre, artistiquement. Camara Pop est plus accessible que d’autres, mais demeure un disque exigeant, qui demande un certain effort d’écoute, et des clés d’accès…

T.G. : On parlait de l’accès facile à la musique pour le grand public, confronté à un excès d’offre et sans critères de valeur. Mais il y a encore des gens curieux, qui achètent des vinyles, des mélomanes, des amateurs. Pour ces gens, même minoritaires, il faut proposer quelque chose !

Il y a au fond en vous un besoin ou un désir de cultiver les gens ?

T.G. : Non, on ne fait pas du militantisme. Quand tu fais de la musique, il n’y a rien à démontrer, juste montrer. Les gens s’en saisissent ou pas. On cultive une attitude ouverte envers les auditeurs, on leur fait savoir qu’on est contents de leur présence, mais on ne cherche pas à améliorer l’espèce humaine ! J’ai abandonné ces prétentions…

V.S. : On fait de la musique pour notre plaisir. On joue ce qu’on est, sans calculer. Que ce soit en Bourgogne ou à Buenos Aires, on a eu que des salles enthousiastes ! Et ça fait du bien.

S.S. : On fait notre musique avec plus de plaisir quand on sait qu’il y a des gens réceptifs. Quand on sent que la communion avec le public est là, on joue comme jamais on ne le fera en studio ou lors d’une répétition. Il y a une vibration indicible qui s’installe entre les musiciens et le public. On en sort tous plus cultivés parce qu’on se nourrit des autres. Ça marche dans les deux sens.

SUREL-GUBITSCH-SEGAL TRIO
Camara Pop
(Zamora)

CD – Vinyle

10 DECEMBRE À PARIS/CAFE DE LA DANSE