SOPHIE HUNGER

« L’industrie musicale, c’est de la folie: on définit la valeur de ton travail par le nombre de clics que tu récoltes sur internet»

PAR FRANCISCO CRUZ

En fan de foot, la chanteuse suisse a suivi les bonnes performances de l’équipe helvète et le sacre des français. Six semaines plus tard, elle publie Molecules, un disque truffé d’électronique, bien différent de ses précédents opus.

Après des années à faire la navette entre la Suisse et la France, vous êtes installée dans l’environnement électronique de Berlin, post-industriel et … écologique. Quelles raisons, artistiques ou pas, vous ont conduite à Berlin ?<

Je suis de culture suisse-allemande, et pour nous la métropole a toujours été Berlin. Je suis née dans un petit pays provincial, et Berlin m’attirait depuis que j’ai l’ai découvert à 16 ans. Mon grand-père était allé y étudier et y est devenu acteur, chanteur et danseur. Je ne l’ai pas connu, il est mort jeune, mais son fantôme m’invitait à le retrouver là-bas! J’ai aussi beaucoup d’amis musiciens qui y habitent, car Berlin est une ville agréable, avec de l’espace et (aussi) moins chère que Paris !

Berlin a changé le son de votre musique…

Oui. En arrivant j’ai voulu retrouver les traces, les racines de la musique berlinoise actuelle. J’ai découvert le Krautrock, des groupes comme Tangerine Dreams, Neu!, Can, Faust, et Krafwerk, une culture électronique qui a ses racines en Allemagne. La plupart des gens l’ignorent, mais la musique moderne ne vient pas seulement d’Angleterre ou des États-Unis. À Berlin la musique électronique est le son de la ville.

Molecules parle de composants fondamentaux. C’est la projection musicale d’un processus de reconstruction dans votre vie personnelle ?

Le disque a été réalisé à un moment difficile de ma vie, où j’avais le sentiment de vivre une déconstruction totale. Je me retrouvais de nouveau seule, mon projet de vie auquel je croyais avait volé en éclats. J’étais au point zéro… Il me restait juste un petit bout de moi-même, et cela m’a permis donner naissance à cet album. Pourtant, je ne sais pas si je suis au début d’un processus de reconstruction. Je suis comme un enfant qui joue avec le sable, mais qui ne sait pas encore construire des châteaux ! Parfois je me demande si vivre une vie artistique indépendante comme la mienne, en solitaire, a toujours du sens. Si je pourrais à cinquante ans continuer à vivre en mouvement, sans avoir un vrai chez moi… Si je pourrais construire une histoire de vie comme je l’ai fait à vingt ans. Musicalement, j’aurais peut-être perdu un peu de mon talent, en plus de l’énergie ! Je commence à bien sentir le sacrifice que signifie la vie d’artiste dans cette société.

On s’attarde sur une chanson surprenante, «That Man», que vous dites ne pas vouloir chanter sur scène. Parce que vous détestez l’image de la chanteuse romantique ?

Non, c’est que… (émotion) il m’est très difficile de la chanter … La chanson parle d’attirer l’attention de quelqu’un et je ne suis pas sûre de pouvoir l’interpréter sur scène. Quand on fait de l’art, on essaie d’échapper à la vie réelle, de créer un monde de fiction. Mais il y a des compositions qui sont très proches de la vie, et je ne peux même pas essayer de cacher cette proximité.

LA VIE, L’ART ET L’INDUSTRIE

Est-ce que l’industrie musicale aurait confondu la création avec le mensonge, la fiction avec l’esbroufe ?

L’industrie musicale est aujourd’hui l’enfer capitaliste total ! C’est de la folie : on définit la valeur de ton travail par le nombre de clics que tu récoltes sur internet. Mais, il y a des gens qui sont payés pour cliquer ! Des gens qui n’ont jamais écouté ta musique ! On valorise l’artiste par le nombre de ses followers sur Instagram, et on se fiche de la qualité de son œuvre. Il y a quelques années, la question était QUI te suit ; aujourd’hui c’est COMBIEN te suivent. C’est un changement radical de paradigme, tout ce qui compte c’est le chiffre. C’est très dégradant pour les artistes, et ce n’est pas ce qui m’intéresse dans la vie. En tout cas, je ne suis pas dans cette optique, mais je sais que je ne fais pas partie de la majorité. Cette majorité n’a pas de rêve, ni de projet collectif, c’est une masse informe d’individus isolés qui avance vers la mort… On va tous mourir, très tôt ! (rires)

Pas très optimiste …

Il va falloir créer une conscience collective, et aujourd’hui je ne vois pas les gens prendre la mesure de l’enjeu.

À Berlin, dans le cercle des artistes, c’est une thématique d’actualité ?

Oui, absolument. Et ça vient plutôt de gens qui ont vécu à l’Est. À Berlin il y a encore des structures autonomes qui n’ont pas été absorbées par le système capitaliste ultra libéral. Leur survie est une lutte de tous les jours. Le pouvoir n’aime pas les organismes autonomes, et il n’aime pas non plus la lumière.

Comment percevez-vous la montée du néo-nazisme en Allemagne et des groupes d’extrême droite dans toute l’Europe ?

Ces mouvements nationalistes, populistes et identitaires, sont un danger pour tous en Europe. S’enfermer chacun dans son petit pays, c’est comme les individus qui s’isolent. Sans dialogue, sans un projet commun, ont est condamnés.

Dans un précédent projet vous aviez invité Eric Cantona… Parce que vous aimez son actuel travail de comédien, et sa voix, ou parce que vous aimiez déjà le footballeur imprévisible qu’il était ?

C’est vrai que j’aimais le joueur, car moi-même je jouais au foot quand j’étais plus jeune… Il était un joueur à part, très intelligent, qui disait ce qu’il pensait. Il n’était pas lisse comme les joueurs d’aujourd’hui, victimes de la capitalisation du foot. Eric était un vrai être humain, et j’aimais ça. Plus tard, déjà musicienne sur la route, j’ai reçu un mail d’Eric, qui me demandait l’autorisation d’utiliser une de mes compositions pour un film documentaire qu’il réalisait alors. Ensuite, on s’est rencontré à Genève; il m’a invitée à voir la pièce Le Roi Ubu, qu’il jouait. En dinant ensemble, j’ai eu l’idée de l’inviter pour chanter en duo «La Chanson d’Hélène», que j’avais découverte interprétée par Romy Schneider, une actrice que j’adorais…

SOPHIE HUNGER

Molecules

(CAROLINE)

ELECTRO-POP

4/5