PEACEMAKER
A 68 ans, le compositeur slave Goran Bregovic continue de rêver en musique à un monde dans lequel les religions coexisteraient en paix. Il était sur la scène de Musiques Métisses à Angoulême le 3 juin.
PAR KATHLEEN AUBERT
Sur votre dernier album, Three Letters From Sarajevo, vous faites se rencontrer chanteurs (les Israéliens Asaf Avidan et Riff Cohen, l’Espagnole Bebe et l’Algérien Rachid Taha), mais aussi violons, issus de la tradition juive, chrétienne et musulmane. Un bel hommage à votre ville natale, qu’on appelle souvent la Jérusalem des Balkans, mais aussi un prêche pour le vivre-ensemble, que vous pratiquez dans votre musique depuis longtemps…
Oui. Comme tous ceux qui sont de Sarajevo, ma vie se divise entre avant et après la guerre. Certains ont fini en psychiatrie, moi je suis compositeur. C’est ma façon d’exorciser… Sarajevo, c’est une maladie difficile à soigner.
Lorsque la guerre a éclaté en Yougoslavie, en 1991, vous vous êtes exilé à Paris et avez pris la nationalité française. Comment avez-vous vécu cet exil ?
C’est une émotion bizarre quand tu perds ta patrie. Tu découvres que ton pays n’existe plus, que ta langue (le serbo-croate, ndlr) n’existe plus… Alors tu te demandes ce qu’est exactement ta patrie, et tu découvres que ça n’est pas un territoire géographique, mais un territoire émotionnel. Ce sont des amis, des souvenirs, de la musique, c’est là où tu te sens bien. Aujourd’hui, j’ai une maison à Belgrade, une à Zagreb et une à Sarajevo. Dans ma vie, il y a aussi Paris et Istanbul, mais pour travailler, je dois être là-bas, parce que je suis un compositeur très local.
Vous avez trois filles, dont l’ainée a 22 ans. Comment vivent-elles cet héritage de la guerre et de l’exil ?
Les deux cadettes sont trop petites, mais c’est différent pour mon ainée, qui est en école d’art à Nantes. Même si on ne parle jamais de la guerre, sa première œuvre a été trois berceaux faits de fils barbelés. J’ai été assez choqué. En psychiatrie, on dit qu’il y a un transfert des traumatismes d’une génération à l’autre.
Dans le livret de l’album, vous racontez l’histoire d’un vieux juif qui prie Dieu depuis soixante ans devant le Mur des Lamentations pour la paix et l’amour entre hommes, et qui, quand on lui demande s’il a abouti, répond qu’il a l’impression de parler à un mur. Vous dont la musique contient ce même message de tolérance, n’avez-vous pas l’impression que tout cela n’est qu’une douce utopie ?
Bien sûr, mais sans utopie, il n’y a pas d’histoire de l’humanité. En tant que compositeur, je suis dans une position privilégiée pour assembler des choses inimaginables pour les politiques ou les religieux. Quand je fusionne la musique de trois ennemis, ça fonctionne parce la musique est le premier langage humain. C’est aujourd’hui prouvé scientifiquement, les humains ont communiqué avec la musique avant de savoir parler. En tant que compositeur, je suis privilégié, parce que je peux utiliser une langue universelle qui existait avant la bêtise humaine. Je peux me permettre d’imaginer une utopie dans laquelle le monde serait comme une partition pour orchestre, où les notes de toutes sortes peuvent se mêler.
Alors qu’aujourd’hui, des conflits opposent des peuples partout dans le monde, cette utopie du vivre-ensemble peut-elle vraiment devenir réalité ?
Si on est naïf, on pense que ces conflits ont une origine religieuse, alors qu’en fait, le mal, c’est le capitalisme. La tragédie, c’est que dans notre monde, tout s’accélère, sauf les idées politiques. La dernière nouvelle idée politique, c’était Karl Marx, au XIXème siècle ! Après, rien. On sait que 1% de la population possède 90% des richesses, et que les deux seules choses qui empêchent les pauvres d’égorger les riches sont la religion et la démocratie. Le souci avec la démocratie, c’est qu’elle ne fonctionne que dans les pays riches, où les gens ont les moyens de voter avec responsabilité. S’il y avait de nouvelles idées politiques, il n’y aurait pas de conflit religieux.
Tout le monde cherche, mais personne ne trouve… L’Europe explose, les nationalismes et les extrêmes ont le vent en poupe…
Le nationalisme, c’est un signe de mauvaise éducation. Ca passera. Il faut avoir espoir. L’hystérie autour des émigrés n’est pas logique. Sans eux, cette civilisation n’existerait pas… Trump n’aurait pas son iPhone sans le père biologique de Steve Jobs qui est venu de Syrie. C’est un long chemin qu’il faut illuminer, et même une toute petite lumière aide. Je fais mon album, vous votre article… C’est une bouteille lancée à la mer, on ne sait pas qui va la trouver.
Vous avez été rock star en Yougoslavie dès la fin des années 70, mais ce sont vos musiques de films pour votre compatriote Emir Kusturica (Le temps Des Gitans, Arizona Dream, Underground) qui vous ont rendu célèbre en Europe dans les années 90. Pourquoi n’en composez-vous plus ?
Pendant la guerre, c’était l’unique boulot qu’on a bien voulu me donner, mais aujourd’hui, honnêtement, je n’ai pas besoin de cet argent. Je me concentre sur mes compositions, et puis je joue. J’adore jouer.
La scène, c’est là qu’est votre vie ?
Oui. Si vous me demandez où j’ai envie d’aller ce soir, je vous répondrai : « sur la scène avec mon orchestre ». Je voyage et je joue, de pays en pays. Et avec cette tournée, nous irons sans doute même jouer à Sarajevo cet été…
GORAN BREGOVIC
Three Letters From Sarajevo
(UNIVERSAL)