CHEF D’ŒUVRE VISIONNAIRE
Cinq ans après le flamboyant Without A Net, l’un des plus grands musiciens de jazz et, probablement l’un des compositeurs les plus inspirés du genre, signe pour ses 85 ans (!) un (triple) album majeur.
PAR FRANCISCO CRUZ
En compagnie de son (brillant) quartette – Danilo Pérez (piano), John Patitucci (basse), Brian Blade (batterie) – et de l’Orpheus Chamber Orchestra, un excellent ensemble d’une trentaine de musiciens rompus au répertoire contemporain, le saxophoniste nous offre une œuvre complète. Une partie du programme a été enregistrée au studio Avatar de New York, l’autre résulte d’une sélection de prises live sélectionnées lors d’une résidence au Barbican de Londres et mixées à Panama City. Les deux enregistrements convergent dans une série de compositions fondamentales dans le parcours déjà très prolifique du saxophoniste : on y retrouve deux versions (studio et live) de « Lotus, Prometheus Unbound » et le sublime « The Three Marias » (dont le live aux improvisations inspirées se développe sur près de 30 minutes !). « Prometheus » et « Pegaso » (ouverture de l’album studio) précisent le caractère symbolique et la dramaturgie mythologique de Shorter qui, en artiste conscient des enjeux de la société contemporaine, de la dégradation de la vie au profit d’obscurs intérêts – économiques, religieux, militaires -, et donc de l’urgence d’une transformation radicale des consciences, ne pouvait se contenter de publier un énième album au crépuscule de son parcours créatif. Amateur averti de comics, il co-écrit ici (avec Monica Sly) une bande dessinée d’anticipation (illustrée par Randy DuBurke) qui fonctionne comme une interface (non-digitale) de la musique dans cette entité pluri-dimensionnelle, et dont le message ultime est le besoin de comprendre la vie comme un multi-vers. C’est un changement radical de perspective et aussi l’extension cohérente de la conception musicale de Shorter et de la façon dont son quartette joue sur scène. Dans le climat musical sinistré et quasi post-industriel actuel, ses fulgurances traversent la sphère sonore comme autant d’étoiles filantes porteuses d’espoir. Esperanza Spalding, qui a joué avec Shorter, signe la jolie préface de cet authentique chef-d’oeuvre.
WAYNE SHORTER
Emanon
(Blue Note/Universal)
JAZZ