Le Troesma (surnom du maestro Piazzolla par ses musiciens), aimait affirmer que sa musique parlait le langage de la vie, ouverte vers l’avenir. « Les jeunes aiment le rock, mais aussi ma musique, parce qu’elle est excitante, agressive, nouvelle et romantique » disait-il.
PAR FRANCISCO CRUZ
Sensible à l’esprit piazzollien, le concepteur-producteur Kip Hanrahan amplifie le sens de la composition « Très Minutos Con La Realidad » pour donner son titre à cet album posthume du célèbre musicien argentin. Sont réunis ici les derniers enregistrements en studio réalisés par Piazzolla avec son sextet Nuevo Tango, en Allemagne et en Grande Bretagne, quelques mois avant la maladie qui le surprit dans les rues de Paris (1990). Pour cette dernière occasion, enregistrent avec lui Gerardo Gandini (piano), Horacio Malvicino (guitare), Héctor Console (contrebasse), Daniel Binelli (bandonéon) – le double bandonéon étant la spécificité orchestrale la plus évidente de cette dernière période -, et alternativement José Bragato ou Carlos Nozzi (violoncelle). Pour les contrebasses, Angel Ridolfi est présent sur une plage tandis qu’Andy Gonzalez enregistrera en re-recording plus tard à New York, suivant les instructions laissées par Astor Piazzolla lui-même. Le Troesma revisite son répertoire, réinterprétant quelques unes de ses plus fameuses compositions dont « Adios Nonino », « Imágenes » et « Milonga Para Tres », avec une fougue, une énergie et un éclat tout particulier. Dans ce nouvel (et hélas, ultime) élan créatif, la version de « Buenos Aires Hora Cero », sous le doigté dé-constructif et marcato de Gandini et les effets glissando de Malvicino, fait réapparaître le sens dramatique le plus profond du son piazzollien. Comme une annonce prémonitoire, le retour au point de départ, la naissance et la mort en Argentine de l’éternel Maestro.
ASTOR PIAZZOLLA
57 Minutos Con La Realidad
American Clavé / Intuition
Cinq ans après sa disparition physique, 1997 fut une année de retrouvailles joyeuses et émouvantes avec la musique d’Astor Piazzolla. Hormis l’extraordinaire 57 Minutos Con La Realidad et un hommage appuyé de Gidon Kremer, voici huit escales discographiques du parcours piazzollien parus à l’occasion du cinquième anniversaire de son silence irrévocable. En collaboration avec la Fundacion Piazzolla, furent alors publiés une série de concerts inédits, qui correspondent à une époque très européenne de sa carrière pour les enregistrements studio et le travail orchestral (durant la période des dictatures militaires). Piazzolla, qui avait dissout son quintet en 1970, le remonte en mode éphémère pour le concert du Teatro Odéon de Buenos Aires (1973). Avec Antonio Agri au violon, et révélant un étonnant dialogue improvisé entre le pianiste Osvaldo Tarantino et le guitariste Horacio Malvicino.
Le disque Muerte Del Angel ravive ce concert qui a pour axe harmonique « Otoño Porteño », et présente une pièce rare « Retrato de Milton », sorte d’autoportrait qui préfigure une superbe composition ultérieure intitulée « Luna ». Dix ans plus tard (en 1983), les retrouvailles ont lieu au Teatro Colón, chapelle de la musique classique et de la bourgeoisie bonaerense (qui l’avait vilipendée auparavant). Piazzolla bouscule les habitudes sclérosées et produit un concert pour son nonet – Conjunto 9 – et un orchestre philharmonique, qui met en avant le rôle organique du bandonéon dans la structure instrumentale. Cela s’entend, notamment, sur le « Concierto Para Bandoneon, Piano, Cuerdas y Percusion », où il fait référence à Igor Stravinsky, Heitor Villa-Lobos et Béla Bartok.
Bien qu’ancré sur la sonorité du quintette, le travail orchestral de l’album Concierto De Nácar est beaucoup plus qu’une ampliation symphonique ; c’est un véritable approfondissement de la tradition tanguera sur les acquis de la grammaire classique européenne. Moins d’un an après, mais cette fois au Teatro Roxy de sa ville natale, Mar del Plata, Piazzolla monte un nouveau quintet, quasi définitif, avec Héctor Console à la basse, Pablo Ziegler au piano et le violoniste Fernando Suarez Paz. Des retrouvailles avec la structure orchestrale avec laquelle il a développé le plus amplement son discours harmonique et rythmique.
Libertango, avec sa trilogie « Milonga », « Muerte del Angel » et « Resurreccion del Angel » (Piazzolla lui-même?), est le meilleur prélude à l’énorme succès euro-américain de la dernière période de sa vie. L’ultime concert de la série argentine Tres Minutos Con La Realidad a lieu au Club Italiano de Buenos Aires en 1989. En sextet, avec l’incorporation du bandonéoniste Junio Pane en alter ego, et le violoncelle de José Bragato à la place du violon, Piazzolla accentue le caractère dramatique de son œuvre, avec « Luna » en magnifique ouverture. Ce concert présente aussi les mouvements II et III de « La Camorra », pièce entièrement enregistrée par le Quinteto Nuevo Tango dans le troisième volume de sa trilogie new-yorkaise.
Celle-ci, réalisée entièrement en studio, constitue probablement le travail le plus accompli de la dernière époque piazzollienne. Les albums Tango Zero Hour et La Camorra : La Soledad de la Provocación Apasionada marquent le sommet expressif atteint par le quintet, dans un état de totale symbiose et communauté de langage musical avec le discours piazzollien. Puis, le « Concierto Para Quinteto » et la suite « Sur » atteignent des sommets de tension dramatique. La sensualité polyrythmique et le caractère transgressif inspiré par les anciens tangos lunfardos trouvent, pour leur part, la meilleure représentation dans l’album The Rough Dancer And The Cyclical Night , où le quintet est rejoint par le contrebassiste Andy Gonzalez et le clarinettiste Paquito D’Rivera.
Ce rapprochement ultime vers l’improvisation aux couleurs jazzistiques, trouve ses références immédiates dans sa collaboration plus récente avec Gary Burton et, plus ancienne, avec l’octet de Gerry Mulligan, découvert par Piazzolla dans les années 50. D’ailleurs, c’est chez Mulligan qu’il trouva jadis son inspiration pour la conformation de son Octeto Buenos Aires, où Piazzolla introduisait pour la première fois la guitare électrique (Malvicino était déjà là !) dans le contexte du tango. Enregistré au début des années 60, cet album est une transition entre son travail « traditionnel » et les nouvelles conceptions développées par la suite, à partir des expériences en tentet et onztet de la période 68/78. La musique du Troesma Astor se jouait alors comme une séquence insolite et circulaire.
ASTOR PIAZZOLLA
Octeto Buenos Aires
Ans Records
Muerte Del Angel – Concierto De Nácar – Libertango – Tres Minutos Con La Realidad
4 CD Milan Sur
Tango : Zero Hour – The Rough Dancer And The Cyclical Night – La Camorra
Coffret 3 CD The Late Masterpieces
American Clavé
PIAZZOLLA JOUÉ – EN ITALIE, AUX ÉTATS-UNIS, EN ESPAGNE, AU BRÉSIL…
Fruit d’une époque spécialement créative, l’album Chador réunit une série de pièces courtes enregistrées en Italie par Astor Piazzolla en compagnie d’un onztet (avec l’instrumentation habituelle de l’octet amplifiée de percussion, orgue, flûte). Elles révèlent l’état de maturité absolue des compositions et la maîtrise totale du jeu orchestral. Suite à sa rencontre avec Gerry Mulligan, en parallèle à la création mondial du « Concierto Para Un Doble A », et aux enregistrements de Libertango et Persecuta, cet album extrêmement tendu et dramatique, parle de façon éloquente, avec ironie et désenchantement, de la douleur de son pays, l’Argentine, secoué par la terreur fasciste et la joie du football. La formation italienne qui accompagne le compositeur et bandonéoniste (une très originale extension de son octet argentin), excelle dans sa grande compréhension de l’écriture et de l’esprit des thèmes du leader.
ASTOR PIAZZOLLA
Chador
Iris Music
Onze ans après le formidable New Tango/Piazzolla & Burton paru chez Atlantic, voici le bel hommage du vibraphoniste étasunien au génial musicien argentin. Treize pièces choisies par le vibraphoniste pour être interprétées en compagnie du quintet piazzollien : Suarez Paz (violon), Malvicino (guitare électrique), Console (contrebasse), Pablo Ziegler (piano) et le dernier bandonéoniste qui donna la réplique à Piazzolla, Daniel Binelli. Arrangées par Burton, les compositions du maestro prennent une nouvelle dimension, plus aériennes, moins dramatiques. Le vibraphone en soliste est pour beaucoup dans cette variation de couleurs, d’harmonie et d’esprit. Le répertoire large, pour mieux embrasser l’évolution de la musique de Piazzolla, va de « Triunfal » (1952) à « Tanguedia » (1986), en passant par les classiques « Soledad », « Biyuya » ou « Concierto Para Quinteto ». Mais aussi par des pièces plus confidentielles telles « Romance Del Diablo » et « Revirado », ainsi qu’un joyau redécouvert à l’occasion : « Mi Refugio ». Pour l’une des plus attachantes et plus riches relecture des partitions piazzolliennes réalisées à ce jour.
GARY BURTON – PIAZZOLLA QUINTET
Astor Piazzolla Reunion
Concord
Hommage posthume des musiciens catalans au talent du Piazzolla compositeur, La Trilogie Piazzolla réunit cinq pièces pour petit ensemble (dont son Quinteto Tango Nuevo nous a légué des interprétations sublimes), une composition en forme de suite en trois mouvements (dans la ligne de « La Camorra », « Libertango », « Tanguedia » ou « Las Cuatro Estaciones Porteñas »), puis un concerto pour grand orchestre, structuré aussi de façon triangulaire : « Concierto Para Bandonéon », « Très Movimientos Tanguisticos Porteños » et « Tangos ». Cet enregistrement fait apparaître trois grandes sphères de vie musicale piazollienne, qui s’annoncent, se succèdent, se superposent, se contredisent et se correspondent : une première période d’enracinement lointain, une deuxième, de familiarité avec les grands compositeurs classiques et du début du siècle, et une troisième période qui sont le jour et la nuit du Nuevo Tango, concept dont Piazzolla donne comme point d’origine conscient les alentours de 1955, à Buenos Aires.
Le « Concierto Para Bandonéon », est une commande de la Banque de la Province de Buenos Aires pour un événement radiophonique de 1979. Sous une forte ressemblance au concerto grosso (on pourrait parler d’un comme-back to Bach), divisé en trois mouvements – Marcato, Moderato et Presto -, il éclaire le paradigme de l’expressionnisme musical de Piazzolla et de sa démesure. Il reflète parfaitement la recherche d’un climat rituel, dont la puissance réside dans l’engagement vital du bandonéon soliste (Piazzolla lui-même, à l’origine) avec son instrument. Le recours à l’ostinato, sert à l’installation d’un no man’s land dans lequel le bandonéon éveille une conscience d’étrangeté. La reconnaissance est ailleurs. Si la coda est décisive dans le premier mouvement, marqué par la répétition, le travail harmonique sur les cordes en alternance avec le bandonéon souligne davantage le mouvement suivant. Néanmoins, le plus riche est concentré vers la fin, sur l’alternance de tonalités, l’oscillation des solos et tuttis, et le changement rythmique, de presto à moderato, en trente deux mesures du pianissimo au fortissimo, pour un final grandiose. Cette version de l’Orquestra de Cambra Teatre Lliure représente une première espagnole et la performance du bandonéoniste Pablo Mainetti, le premier enregistrement mondial d’un autre musicien dans le rôle du regretté Astor.
Cependant, l’événement majeur est constitué par la première discographique européenne des «Tres Movimientos Tanguísticos Porteños ». Le bandonéon, absent dans son rôle soliste et dans son magnétisme parfois obnubilant, c’est le travail orchestral qui est mis en valeur avec une force renouvelée. Dans ces dix neuf minutes extrêmement concentrées, encore en forme triangulaire, l’écriture très sophistiquée d’Astor Piazzolla prend une dimension de modernité insoupçonnée, derrière des apparences néo-classiques. La richesse du développement thématique, la précision dans la superposition des motifs, la recherche de la dissonance à l’intérieur d’un schéma tonal, est loin d’être une simple référence à Béla Bartok ou Modest Mussorgsky, et tend vers une vertigineuse proximité avec le chromatisme cher à Igor Stravinsky. Ici, l’écriture atteint des sommets de complexité, magnifiquement servie par les cordes et les vents, et l’on perçoit la volonté du compositeur de tirer de chacun des musiciens, le meilleur de ses capacités d’exécution.Toutefois, ce qui apparaît de façon immédiate et brillante reste ici l’articulation strictement personnelle des figures rythmiques, dont les cinq « Tangos » (écrits dans des périodes très diverses) donnent une vision idéale de sa progression. Ce qui jadis soulevait les plus grands éloges des musiciens, dans les discussions comparants la puissance rythmique du Nuevo Tango à celle de la bossa nova ou du bebop… Sans instrumentation percussive, Piazzolla marquait toujours la différence.
ORQUESTRA DE CAMBRA TEATRE LLIURE
La Trilogie Piazzolla
Harmonia Mundi
Piazzolla avec l’accent brésilien. « Las Cuatro Estaciones Porteñas » (titre original), œuvre axiale du génial compositeur argentin, la suite « Libertango », et d’autres pièces moins connues comme « Años de Soledad », « Fuga 9 » et « Deus Xango », sont ici re-orchestrées par d’éminents musiciens brésiliens : Egberto Gismonti, Jaques Morelenbaum, Zeca Assumpçao, Henrique et Beto Cazes. «Las Cuatro Estaciones…» sont interprétées par le Quinteto Villalobos et le Rio Cello Trio, qui reprend à son compte « Fuga 9 ».
« Libertango » est, pour sa part, jouée par Chiquinho do Accordeon en soliste, accompagné par l’Orquesta de Cordas Brasileiras, composé de mandolines, cavaquinhos, violas-caipiras, guitares, contrebasse et percussions. « Años de Soledad » est présentée dans une version en quartet, assez particulière, avec Jurim Moreira à la batterie, Zeca Assumpçao à la contrebasse, Chiquinho do Accordéon et Paulo Sergio Santos (clarinette, saxophone). Toutefois, le plus surprenant ici est la version très percussive (quasi afro-brésilienne) de « Deus Xango ». Egberto Gismonti disait qu’Astor Piazzolla avait été son ami et, sans doute, le plus important compositeur latino-américain. Bel hommage donc que ce disque, où l’on entend la musique du Troesma dans une toute autre couleur, et dans un tempérament plus ludique que dramatique.
QUINTETO VILLA-LOBOS – RIO CELLO TRIO – EGBERTO GISMONTI
Les 4 Saisons de Buenos Aires
Milan