LE MAESTRO EN DIX MOUVEMENTS
PAR FRANCISCO CRUZ PHOTO FUNDACION PIAZZOLLA
Cette année, le 11 mars plus précisément, le bandonéoniste et compositeur argentin, créateur du Nuevo Tango, et l’un des musiciens latino-américains les plus remarquables du XXè siècle, aurait eu 100 ans. De Buenos Aires à Rome, de New York à Tokyo, des musiciens célèbrent l’existence et la musique d’Astor Piazzolla. En silence. C’est la particularité sinistre de cette année 2021. À Paris, cet anniversaire devait être fêté avec divers concerts ; on devra se contenter de la sortie du dernier album du Louise Jallu Quartet, Piazzolla 2021. Pensons à Piazzolla, écoutons Piazzolla. … C’est notre sensible hommage.
LES ORIGINES, NEW YORK
Né à Mar del Plata, en Argentine, en 1921, Astor Piazzolla passe la première période de sa vie à New York, de 1924 à 1937. C’est là qu’il découvre le tango, à travers l’écoute des disques amenés par son père. Un sentiment de tristesse profonde, émanant du tango, est à l’origine de ce côté sombre et dramatique que Piazzolla explorera avec obsession vers la fin de sa vie. A dix ans, son père lui offre un bandonéon qu’il commence à étudier avec Bela Wilda sur des partitions classiques. Puis, ce sont les cours de piano avec Serghiev Rachmaninov qui marquent ses premiers pas musicaux. C’est à New York aussi qu’il rencontre le chanteur Carlos Gardel (nommé le zorzal criollo – la grive créole ), qui lui demande d’interpréter quelques thèmes de son film « El Dia Que Me Quieras », peu avant sa disparition (1935). Deux ans plus tard, Piazzolla rentre en Argentine.
LA RENCONTRE AVEC LE TANGO
En 1937, Astor Piazzolla s’installe à Buenos Aires. Son premier engagement est de bon augure : il est accueilli par le meilleur orchestre de tango du moment, celui du maestro Anibal Troilo. Piazzolla y travaille comme bandonéoniste et arrangeur, et jouit d’une grande estime parmi les musiciens. Mais son projet est de faire sortir le bandonéon du cadre de l’orchestre de bal, pour le convertir en instrument soliste de concert.Il étudie donc la musique classique, européenne et nationale, auprès du compositeur Alberto Ginastera, tout en essayant d’introduire ses idées novatrices dans l’orchestre de Troilo. Mais Buenos Aires respire et surtout danse au rythme du tango. En 1946, Piazzolla décide de créer son propre orchestre, pour développer son projet de tango concertant ; tout en composant pour l’Orchestre Philharmonique de Buenos Aires (alors capitale culturelle de l’Amérique du Sud).
COMPOSITEUR ÉCLAIRÉ
En 1950, de plus en plus absorbé par l’écriture, Astor Piazzolla dissout son orchestre et se consacre exclusivement à la composition. Parallèlement, il étudie la direction d’orchestre auprès de Herman Sherchen. Il gagne divers prix internationaux, parmi lesquels le Premier Prix de Composition, ce qui lui vaut une bourse octroyée par le gouvernement français. En 1954, il débarque à Paris pour étudier avec Nadia Boulanger, au Conservatoire National. Il lui présente des centaines de partitions, qui révèlent ses diverses influences : Béla Bartok, Igor Stravinsky, Paul Hindemith… Mais Mlle. Boulanger préfère les compositions où il dessine ses nouvelles conceptions dérivées du tango. « Faites du Piazzolla » lui demande la dame (qui sera par la suite professeur de Philip Glass et d’Egberto Gismonti (entre autres) : le bandonéoniste rentre à Buenos Aires avec une conviction renouvelée : il lui faudra creuser le sillon de sa propre créativité.
RÉVOLUTION ET EXIL
Au retour de France, Astor Piazzolla crée deux ensembles célèbres, surtout par la réaction qu’ils suscitent dans le milieu musical argentin: l’Octeto Buenos Aires et l’Orquesta de Cuerdas. Avec le bandonéon en instrument soliste, l’introduction de l’improvisation et une liberté d’expression confortée par son séjour parisien, Piazzolla provoque un véritable séisme musical. Dans une ambiance où le tango dansant tombe dans la médiocrité, mais vend beaucoup, les nouvelles conceptions de Piazzolla, ses «tangos à écouter», soulèvent les plus violentes critiques des musiciens traditionnels et des intégristes de tout poil. Ainsi que des réactionnaires, qui détiennent (déjà) le pouvoir des médias et de l’industrie phonographique. Incompris, boycotté, en 1958 Piazzolla prend le chemin de l’exil, vers New York.
TANGO NUEVO
Conforté par l’accueil du milieu musical à New York, Astor Piazzolla retourne à Buenos Aires et, plus convaincu que jamais de l’avenir de ses conceptions, fonde son premier Quinteto Clásico. Mariant des éléments essentiels du tango traditionnel avec son écriture classique contemporaine, Piazzolla réussi à se faire entendre : il crée « Adios Nonino », enregistre quelques disques, compose « Très Movimientos Sinfónicos », réalise des tournées en Amérique du Sud et collabore avec l’écrivain Jorge Luis Borges, créant la musique du disque de poèmes Tango. Puis, il compose son fameux opéra « Maria de Buenos Aires », écrit par le poète Horacio Ferrer, suivie de l’œuvre « Tangazo », une commande de l’Ensemble Musical de Buenos Aires. Piazzolla s’ouvre à la chanson populaire et vers 1969 enregistre « Balada Para Un Loco » (Balade pour un Fou). Portée par la voix d’Amelita Baltar, elle devient son plus grand succès mondial.
DÉTOUR ÉLECTRIQUE
Le succès de la « Balada…» encourage Astor Piazzolla à se lancer dans des nouvelles « folies ». Il dissout le Quinteto Clásico en 1970, pour créer le Conjunto 9 et, financé par la Municipalité de Buenos Aires, réalise un nouvelle tournée sud-américaine. Puis, il se produit dans le Théâtre Colon, symbole de la bourgeoisie argentine, temple de ceux qui auparavant insultaient sa musique. C’est un triomphe musical et moral, mais Piazzolla ne peut se contenter de la reconnaissance locale et, en 1972, émigre vers l’Europe. Sous l’influence des nouvelles sonorités rock et jazz, il monte un octet électroacoustique, avec lequel il tourne et enregistre notamment en Italie. Ce séjour européen a pour contrepoint des brefs événements argentins, dans un climat assombri par les crimes de la dictature militaire. Las des critiques de l’intelligentsia musicale européenne, Piazzolla abandonne les sons électriques, pour revenir à la formule du quintet.
LE TEMPS DE LA CONSÉCRATION
En 1978, l’équipe d’Argentine devient championne du monde de football dans une ambiance délétère : le pays est traumatisée par la disparition, la torture et la mort de dizaines de milliers de personnes, des opposants de gauche. Astor Piazzolla convoque le violoniste Fernando Suarez-Paz, le bassiste Héctor Console, le guitariste Oscar Lopez Ruiz et le pianiste Pablo Ziegler. Ils forment le Nuevo Quinteto qui, avec quelques variations, marquera la décennie la plus créative et fructueuse, la plus active et intense de la vie artistique de Piazzolla. La musique du bandonéoniste atteint des sommets expressifs et le « son piazzollien » un état de maturité acoustique absolue. Entre contemporain et populaire, sa musique se joue aisément dans une oscillation tonale-atonale. La liberté rythmique du piano devient le terrain idéal pour l’interprétation emphatique du leader, et la cohésion magnifique du groupe ouvre des espaces à la «composition improvisée». Les concerts de Piazzolla dans le monde entier deviennent un rendez-vous incontournable, et sa performance au Théâtre du Châtelet de Paris restera l’un des moments musicaux inoubliables des années 80.
LA PÉRIODE ULTIME
Paris 1990 : Astor Piazzolla souffre une thrombose cérébrale qui précipite sa disparition, à Buenos Aires en 1992. Il traversait alors une phase très active, autant en quintet qu’avec des orchestres symphoniques, puis, avec la mise en route de son sextet. Le changement de timbre, le violoncelle au lieu du violon et la force du double bandonéon, marquent une exacerbation du versant obscure de sa musique. Piazzolla donne beaucoup de concerts, en Europe, aux États Unis et en Argentine, d’où sont tirés la plupart de ses disques. Néanmoins, il réalise des séances de studio à New York, avec le producteur Kip Hanrahan, probablement les plus belles de cette période fulgurante. Après le jazz, la musique symphonique, les B.O.F., la danse et le théâtre, Piazzolla tourne une nouvelle page : celle du Nuevo Tango Nuevo.
SO JAZZ
Astor Piazzolla n’a jamais joué DU jazz, mais AVEC le jazz, toute sa vie. Ce rapport remonte à son enfance new-yorkaise où il écoutait les orchestres de Duke Ellington, de Benny Goodman, de Cab Calloway. Plus tard, lors de son premier séjour à Paris, il est impressionné par l’octet de Gerry Mulligan, au point de monter son propre octet au retour à Buenos Aires. En 1974, il tourne et enregistre l’album Summit avec Mulligan, en Italie. Dix ans plus tard, il renoue l’expérience à Montreux, cette fois avec le vibraphoniste Gary Burton, et grave la Suite New Tango. Burton reste un grand admirateur et continue à enregistrer la musique de Piazzolla, jusqu’à aujourd’hui. De même que d’autres grands jazzmen, comme Pat Metheny, Michel Portal, Paquito d’Rivera, Al di Meola, Egberto Gismonti, Wallace Roney, …
LA SÉDUCTION DU CLASSIQUE
Depuis ses études adolescentes des œuvres de Sergueï Rachmaninov, Astor Piazzolla s’est toujours orienté vers la musique classique contemporaine. Pour devenir un compositeur à part entière, comme Béla Bartok, Igor Stravinsky, Karl-Heinz Stockhausen ou Pierre Boulez. Si les conseils de Nadia Boulanger, à Paris, l’ont conduit à trouver sa propre identité dans le tango, il n’a pas renoncé à diriger son œuvre vers le classique en signant nombre de compositions avec le bandonéon comme instrument soliste – son d’identité – : différents orchestres internationaux lui passent commandes. Les plus importantes : la « Sonata Para Violoncello » sollicité par Mstislav Rostropovitch, le « Concierto Para Bandonéon », et la suite « Five Tango Sensations » avec le Kronos Quartet.
Le bandonéoniste et compositeur argentin Astor Piazzolla reste le musicien latino-américain le plus important du XXème siècle. Au même titre que le brésilien Heitor Villa-Lobos. Car, il y a le tango avant et après Piazzolla. Plus radical encore, il y a le tango… et Piazzolla. Il fut un véritable créateur, irréductible à un genre spécifique. Il fut un univers musical en soi. Le tango, le classique contemporain et le jazz, convergent dans la constitution de son matériau. Après sa mort, la musique d’Astor Piazzolla reste l’objet de tous les hommages : les plus appuyés, sont ceux de Gidon Kremer et de Gary Burton.
ASTOR PIAZZOLLA – DISCOGRAPHIE SELECTIVE