« BURT BACHARACH A ETE UNE INFLUENCE MAJEURE POUR LES CREATEURS DU PHILLY SOUND »
Clavier, compositeur, arrangeur, producteur, Dexter Wansel a signé quelques albums encore prisés des fans de soul-funk planante, mais il est surtout l’un des derniers acteurs-témoins de la fabrique du Philly Sound, popularisé dans les seventies par Teddy Pendergrass, Phyllis Hyman, les Delfonics, les Stylistics… Rencontré lors de son passage au New Morning en avril, lors d’une tournée dédiée à sa carrière solo, mais surtout au cinquantenaire du label Philadelphia International Records (P.I.R.), il livre ici quelques éclairages sur un chapitre de l’histoire de la musique afro-américaine, souvent relégué dans l’ombre de ceux consacrés à Motown et à Stax, mais pourtant riche de nombreux artistes majeurs et de hits inoubliables.
PAR ROMAIN GROSMAN
En 2020, lors de votre première venue en France (déjà au New Morning) et en ce mois d’avril 2022, vous vous présentez comme une sorte d’ambassadeur du Philly Sound.
C’est exactement ça.
Pourquoi avez-vous décidé de monter sur scène à plus de soixante-dix ans dans ce rôle ?
En fait, ce qui m’a incité, c’est la disparition des derniers artistes du label avec lesquels j’ai eu le bonheur de travailler. Il y a plusieurs années, des gens m’ont suggéré de faire vivre ce répertoire, ces morceaux auxquels j’avais participé. Quand Phyllis Hyman, les Jones Girls, Teddy (Pendergrass), Billy Paul, Lou Rawls ont disparu, j’ai peu à peu intégré leur musique dans mes concerts et beaucoup m’ont fait remarqué que cela couvrait un large spectre de l’histoire de PIR. Comme 2021 marquait le cinquantième anniversaire du label, je me suis dit qu’il fallait marquer le coup et rendre hommage aux artistes et aux arrangeurs qui avaient fait l’histoire de PIR. Et comme ma propre carrière est totalement liée au Studio Sigma Sound, où j’avais fait mes débuts comme claviers sur certaines sessions, ça m’a semblé à la fois légitime et naturel. D’autant qu’à partir de 1974, en devenant A&R (Artistic and Repertoire, ndlr), j’ai côtoyé tous ces artistes sous différentes casquettes : celle d’arrangeurs, de compositeur, de producteur…
Vu de France, hormis vos albums en solo, vous étiez un rouage de l’ombre de PIR. Comment vivez-vous de passer à la lumière à ce moment de votre vie (il aura soixante-douze ans en août prochain, ndlr) ?
En fait, j’ai toujours tourné. Quand j’ai signé pour PIR, j’avais aussi un contrat d’artiste dès 1974. Qui s’est traduit par la sortie de l’album Life On Mars (en 1976), qui a connu un certain succès. Mais ce n’était pas mon objectif majeur.
Vous avez grandi à Philadelphie ?
Entre Philadelphie et le Delaware, dans une petite ferme, ou nous avions des vaches, des poulets, des champs de maïs…
Et votre copain d’enfance était Stanley Clarke.
Oui, Stanley était mon meilleur ami. On était membre de l’orchestre de notre lycée, Il jouait de la contrebasse, je jouais du violoncelle. On avait 14 ans, et on a monté notre propre groupe en parallèle. Adolescent, j’avais travaillé à l’Uptown Theater de Philadelphie, comme coursier et assisté à plein de concerts d’artistes qui passaient en ville, et par exemple à celui de Charles McCracken qui jouait du même instrument que moi. J’ai donc appris en regardant ces musiciens que j’admirais, mais j’étais surtout influencé par le rhythm’n’blues. Je n’ai jamais été un jazz cat. Stanley (Clarke) est devenu un maître du jazz fusion, moi j’ai toujours été un artiste soul-r’n’b.
Pendant votre jeunesse, ces scènes étaient clairement séparées ou y avait-il des connections ?
Parmi les musiciens de groupes en tournée comme ceux d’Ike & Tina Turner, ou ceux de la Motown Review – les Funk Brothers -, certains avaient des sensibilités différentes.
Y-a-t-il eu l’équivalent des Funk Brothers sur Philadelphia ? Une revue des artistes du label soutenus par un groupe maison ?
Non. Cela ne s’est jamais déroulé ainsi, sans doute parce que PIR regroupait plein de petits sous-labels qui travaillaient chacun de leur côté : Philly Groove, Gambie Records, Bell Records, avec les Delfonics… Chacun tournait de son côté. Je me souviens juste d’une tournée de Jean Carn avec Billy Paul en 1976.
Comment vivez-vous le fait que cinquante ans plus tard, le public, en France, en Angleterre, partout où vous passez, relie tous ces artistes dans une esthétique, une signature, le Philly Sound ?
Franchement, à l’époque, on donnait le meilleur, on prenait un projet après l’autre, mais on n’avait pas conscience de donner naissance à un son. En fait, comme lorsque j’ai débuté à l’Uptown Theater, je suis resté un fan. Et si j’ai tout fait pour être ensuite dans ce milieu, c’est pour rester près d’artistes que j’admirais. Mon père était batteur. Il faisait partie du premier groupe multi-ethnique de la ville, The Suburban Echoes. Que rejoignait parfois un certain Dexter Gordon, qui est devenu mon parrain. A l’Uptown Theater, les musiciens me racontaient plein d’anecdotes, certains avaient joué dans des Minstrels Shows, ils avaient traversé l’Amérique en pleine ségrégation. On ne les laissait pas passer par la porte principale des théâtres dans lesquels ils se produisaient. Dans les loges, il y avait un petit guide vert (le green book qui donne son titre au film de Peter Farrelly, de 2018, ndlr) qui précisait les lieux ouverts aux musiciens noirs dans chaque ville. Mais beaucoup passaient leur temps dans le bus, parce que dans de nombreuses bourgades, ils n’avaient pas le droit d’accéder aux hôtels. J’ai grandi avec un vrai respect pour ces personnages, pour leur liberté.
« J’AI ETE L’UN DES PREMIERS A UTILISER LES NOUVEAUX CLAVIERS ET A DESSINER UN NOUVEAU SON SUR LE LABEL. LES SYNTHES, LA REVERB’, LES PREMIERES DRUM MACHINES : C’ETAIT UNE VRAIE EVOLUTION, PRESQUE UNE REVOLUTION »
On a entendu et lu plein d’histoires sur les liens entre les artistes de Motown, de Stax. Y-avait-il une forme de camaraderie entre les stars de PIR ?
Oui, comme dans toute les communautés humaines, les sentiments se mélangeaient. Quand Kenneth Gambie m’a nommé A&R en 1979, j’ai ressenti une forme de jalousie de la part de certains producteurs. J’étais l’un des premiers à utiliser les nouveaux claviers et à dessiner un nouveau son sur le label, avec succès. Les synthés, la réverb’, les premières drum machines : de nouvelles rythmiques arrivaient et certains n’étaient pas à l’aise avec ça. Ce que je peux comprendre : c’était une vraie évolution, presque une révolution, à la fois dans la musique, mais aussi dans la production, l’enregistrement. Toute l’approche du travail en studio faisait un bond en avant. Des musiciens se sentaient menacés par l’arrivée de ces outils et des possibilités qu’ils offraient. Mais comme vous pouvez le voir à travers les sessions auxquelles j’ai participé, je n’ai jamais cessé de travailler avec des musiciens : la technologie ne remplacera jamais le talent et la sensibilité d’un artiste, mais elle offrait alors de nouvelles perspectives.
Les chanteurs étaient ok avec cette évolution ?
Oui, par exemple lorsque j’ai joué du synthé sur cinq morceaux des TramMps, Ron « Have Mercy » Cursey l’un des producteurs, était fan, Norman Harris, son partenaire, beaucoup moins. Du coup il m’a suggéré de jouer du Fender Rhodes que l’on entend sur la longue version du LP de « Disco Inferno ».J’en parlais récemment avec Earl Young qui, avec Ronnie Baker et Norman Harris formaient la rythmique de MFSB, une formation de quarante musiciens, ce virage technologique a contribué à donner une signature orchestrale et sonore à ces albums. On entend cela sur le dernier enregistrement de MFSB, Mysteries Of The World, que j’ai produit.
Comment définiriez vous ce Philly Sound ?
Justement, je crois que les albums de MFSB ont joué un grand rôle dans sa conception. C’était une soul orchestrale, mélodique et dansante à la fois, sophistiquée et arrangée par des experts comme Jack Faith, Thom Bell, Bobby Martin. D’autres suivaient cette évolution ailleurs dans le pays, mais eux avaient un feeling indéfinissable qu’ils instillaient au cœur de ces thèmes. Je crois que Burt Bacharach a été une influence majeure de Thom Bell. Il aimait son écriture, Cela s’entend sur les albums des Stylistics et sur des titres comme « Stop Look Listen », « You Are Everything », « God Bless You », « You Make Me Feel Brand New » : ce sont des morceaux incroyables, et je me souviens que Thom me parlait souvent de la qualité des compositions de Burt Bacharach. Il a en quelque sorte transposé ce soin et cette élégance dans l’écriture, dans une registre plus soul. Ce n’était pas présent sur ses premières productions, si vous écoutez « La La Means I Love You », des Delfonics, le style est différent, on perçoit encore l’influence des formations vocales, du doo wop.
Burt Bacharach a aussi été une source d’inspiration pour vous ?
Oh, oui. Comme Gene Page (arrangeur pour Barbra Streisand, Dionne Warwick, Barry White, Aretha Franklin, ndlr), comme Charles Stepney (Rotary Connections, Thé Dells, Earth Wind & Fire, ndlr). Billy Paul me disait que ce qui me distinguait, c’était ces nouveaux sons de synthé qui donnaient une dimension spatiale aux orchestrations. Bobby Martin et Thom Bell avaient atteint de tels sommets dans leur registre, qu’il me fallait développer autre chose. Du coup je me suis mis à offrir des arrangements pour les producteurs du label, pour Gambie & Huff par exemple.
En concert, vous racontez des anecdotes liées à certains grands hits du Philly Sound auxquels vous êtes liés. Par exemple avec Lou Rawls.
Gamble et Huff et Bobby Martin ont arrangé « You’ll Never Find Another Love Like Mine», j’ai participé à
« Pure Imagination » sur cette session (l‘album All Things In Time, en 1976, ndlr). Puis j’ai travaillé sur Unmistakably Lou (en 1977, ndlr). Mais j’ai voulu reprendre leur morceau phare sur scène pour leur rendre hommage ainsi qu’à Lou, avec qui je suis devenu ami au point par la suite de produire son dernier album pour CBS, Close Company (en 1984). Lou était un magnifique interprète qui a réussi la transition entre ses premiers classiques comme « Natural Man », « Love Is A Hurting Thing » et son arrivée sur PIR après plusieurs albums sans succès. Avec ma femme, nous sommes devenus amis de Lou qui nous accueillait chez lui lorsque nous passions sur la Côte Ouest. Nos enfants l’appelaient « Oncle Lou »…
Vous avez aussi collaboré avec un autre chanteur légendaire du label, Teddy Pendergrass.
Oui, Cecil Womack avait écrit plusieurs chansons, il cherchait du travail et avait sonné à la porte de Philly International. J’étais alors le A&R Director et j’ai pris deux chansons qu’il me proposait dont celle qui allait devenir un énorme hit, « Love Tko » pour Teddy Pendergrass, l’autre était « I Just Call To Say ». Gamble & Huff ont été crédité en tant que producteurs de l’album, mais comme ils étaient pris par d’autres projets, j’ai été le producteur exécutif de cette session sans être mentionné… D’autres fois, je suis crédité à leurs côtés, comme sur Hurry Up This Way Again des Stylistics. Teddy, quand il a eu son terrible accident qui l’a laissé paralysé, a lancé un label comme producteur sur lequel il a développé de jeunes artistes comme Miles Jaye. Il m’a demandé de venir travailler pour lui après mon départ de PIR. Mais lorsqu’il s’est remis à chanter, je me souviens être allé chez lui pour l’aider à rééduquer sa voix par le solfège. Même s’il n’a jamais recouvré ses moyens à 100%, il a pu chanter à nouveau, enregistrer, et même monter sur scène en fauteuil roulant, ce qui a ému tout le monde. Je suis fier de l’avoir accompagné dans ce moment de sa vie si douloureux. A son sommet, c’était un préformer incroyable. Je l’ai vu à Carnegie Hall après le triomphe de son album TP : il avait atteint une nouvelle dimension. Il faut se souvenir qu’à son départ du groupe Harold Melvin and The Blue Notes, Harold était très en colère. Il a d’ailleurs quitté PIR.
Teddy Pendergrass était sur le point de devenir une superstar…
Oui. Harold Melvin and The Blue Notes correspondait à une autre époque, avec une scénographie un peu théâtrale. Quelques hits, mais rien de comparable avec ce que Teddy a pu déclencher. Il était adulé par le public féminin, au point de proposer des concerts « Ladies Only», totalement réservés aux femmes (rires).
Vous mentionniez plus tôt, « Disco Inferno » des Trammps, saviez-vous au moment de l’enregistrer, que la chanson figurerait sur la B.O. de Saturday Night Fever ?
Non, les producteurs du film étaient à la recherche de thèmes pour leurs séquences de danses et ils l’ont sélectionné après l’avoir découvert.
« PHILADEPHIA INTERNATIONAL ET NOTAMMENT LE TRAVAIL DE GAMBLE & HUFF ONT FORTEMENT INFLUENCE LE DISCO SOUND »
Plus généralement, pensez-vous, comme certains, qu’il y ait un lien entre le succès du Philly Sound et l’avènement du disco ?
Oui, je crois que PIR et notamment MFSB ont été à l’origine du phénomène : n’oubliez pas que quand Salsoul Records a été lancé, la première chose qu’ils ont faite, a été de recruter MFSB pour jouer derrière leurs artistes y compris les Trammps lorsqu’ils ont rejoint le label. Ils ont même rebaptisé leur groupe le Salsoul Orchestra (rires). Je crois vraiment que PIR et tout le travail de Gamble & Huff ont fortement influencé le disco sound. Je pense par exemple que le jeu d’Earl Young a la batterie sur le thème « T.S.O.P. (The Sound Of Philadelhia » aussi connu comme celui de l’émission Soul Train, est la marque de fabrique du disco, avec ce shuffle sur la charleston que l’on retrouve ensuite sur des dizaines de titres. Je le pense et je le crois à 100%.
Côté féminin, vous avez travaillé avec Patti Labelle, avec Phyllis Hyman, avec Evelyn Champagne King.
J’ai arrangé et produit des chansons pour Patti Labelle, comme « Shoot Him On Sight », « If Only You Knew », et le hit qu’elle a interprété avec Grover Washington Jr. « The Best Is Yet To Come ». J’ai d’ailleurs travaillé avec Grover par la suite, sur son label, pour le groupe Pièces Of A Dream. Phyllis (Hyman), j’étais très proche d’elle. Je suis parti en tournée avec elle. J’ai fait sa première partie avant même qu’elle soit signée sur P.I.R. C’était une chanteuse magnifique et une personne merveilleuse. J’ai enregistré avec elle « Living All Alone», sa voix était sublime et sur ce morceau, je l’avais convaincu de siffler. Elle était très douée dans cet exercice, tout comme Jean Carn. Sur le dernier album de Phyllis sur P.I.R., Forever With You, j’ai été contraint d’extraire sa voix de plusieurs morceaux – à cause de problèmes contractuels de certains des musiciens qui l’accompagnaient avec CBS – pour la réutiliser avec d’autres instrumentistes. En réécoutant les bandes de sa voix isolée, et en travaillant sur la réécriture des cordes et des rythmiques, je me suis retrouvée saisi et ému. C’est comme si elle était avec moi en studio. Qu’elle soit disparue si tôt… (il s’interrompt pris par l’émotion).
Pour conclure, vos albums (depuis Life On Mars jusqu’au nouveau ) ont toujours eu une dimension mystique, lié a l’espace, une dimension que l’on retrouve chez pas mal d’artistes soul, jazz, comme Lonnie Liston Smith, Roy Ayers, George Clinton, Sun Ra…
Ca remonte à mon enfance à la campagne. Je passais des heures à regarder le ciel, les étoiles, la lune… Je suis devenu un astronome amateur, j’ai toujours un télescope et je me pose toujours les mêmes questions : « où sommes nous ? », « qui sommes nous? », comme lorsque j’étais gosse… Même si je suis différent de ces artistes, il y a une dimension planante, spirituelle dans mes albums L’esprit peut s’évader dans ses pensées, même si le corps bouge et danse sur le rythme.
D’ailleurs la dimension feelgood demeure prépondérante chez vous comme sur Philly, et ce n’est pas un hasard si vous concluez vos concerts par le « Ain’t No Stoppin’ Us Now » de McFadden and Whitehead, un hymne à la danse et à la fête.
J’ai travaillé avec McFadden et Whitehead sur de nombreux projets. Ils étaient en conflit avec Kenneth Gamble qui au départ ne voulait pas les enregistrer. Finalement, ils ont signé ce hit que les gens adorent et qui incarne totalement l’esprit du Philly Sound.
DEXTER WANSEL
Life On Mars (1976)
(Philadelphia International)
What The World Is Coming To (1977)
(Philadelphia International)
Voyager (1978)
(The Right Stuff)
Captured (1986)
(Cherry Red)
Time Is Slipping Away (1979)
(Sony)
Digital Groove World (2004)
(Hhoplanet)
The Story Of The Flight Crew To Mars (2021)