Keith Jarrett, le pianiste le plus singulier et imprévisible du jazz contemporain, probablement le plus influent aussi, demeure retiré de la scène depuis plusieurs années. Et cela ressemble à l’éternité. Pourtant, il continue à réaliser une sorte d’écologie de son œuvre et, en accord avec son label historique, offre cette réédition magnifique réunissant deux concerts solitaires, dans la plénitude de sa fantaisie improvisatrice. C’était à Bremen et à Lausanne, il y a 50 ans. Hier soir, donc.
PAR FRANCISCO CRUZ
SOLO – CONCERTS
Chaque année, nous attendions de le retrouver quelque part dans le monde, tellement ses concerts étaient un événement à part. Nous fûmes dans un état de transe au Théâtre des Champs Elysées, avons jubilé d’enthousiasme à Athènes, erré dans des labyrinthes introspectifs à Amsterdam ; mais aussi, sommes restés enchantés par ses improvisations dansantes à Rio de Janeiro, compréhensifs de sa colère dans une Salle Pleyel irrespectueusement bruyante, et tristes de son désarroi à La Roque d’Anthéron devant les smartphones d’un public sourd à sa requête de musique sans images volées.
Nous avons médité avec lui sur son album consacré à la musique de Gurdjieff, chanté les mélodies folk sur My Song, célébré l’engouement inattendu suscité par son Köln Concert…(qui reste l’album de musique improvisée le plus vendu au monde, sans que cela dégrade sa richesse artistique). Mais aussi préféré les albums studio de son quartet européen (avec Jan Garbarek, Palle Danielsson et Jon Christenssen) et les live de son trio américain (avec Gary Peacock et Jack Dejohnette).
Malheureusement, deux AVC ont eu raison de son plaisir de partager sa musique avec des partenaires musicaux et avec un public toujours renouvelé.
Ce Solo-Concerts – paru dans la série « Luminiscence », conçue par ECM pour restituer dans les meilleures conditions sonores quelques-uns des albums essentiels disparus du marché – fait suite à la publication d’une trilogie d’enregistrements live solitaires et inédits au lendemain de sa retraite involontaire : le Budapest Concert, le Munich Concert et le Bordeaux Concert, tous enregistrés en 2016. Ce qui amplifie l’importance du choix artistique d’aujourd’hui, de privilégier la publication de ces enregistrements – réalisés en mars et juillet 1973 -, produits par la Radio Suisse Romande et la Radio Bremen. Des concerts stimulants pour ceux qui n’ont pas vécu cette époque, et un beau souvenir pour ceux qui y étaient, les oreilles et l’esprit grands ouverts.
Ces concerts sont une sorte de prélude improvisé à celui de Cologne (1975), qui deviendra le plus populaire de la prolifique création de Jarrett. Et, par conséquent, ils sont à l’origine (consciente ou pas) de tous les enregistrements solitaires et improvisés que le pianiste réalisera par la suite. C’est un moment crucial dans la vie artistique de Jarrett, un jeune homme bouillonnant d’idées, qui avait fait un bond en avant chez Miles Davis et préparait une transition entre quartet américain et européen. Rétrospectivement, dans la conscience du parcours accompli, Keith Jarrett offre ce retour sur un enregistrement essentiel, par la vérité et la spontanéité qu’il incarne.
En écoutant ce triple album en réédition vinyle, célébrons l’artiste, le pianiste, le compositeur, l’homme Keith Jarrett, qui avait fasciné musiciens et mélomanes un demi siècle durant.
KEITH JARRETT
Solo-Concerts
Bremen Lausanne
ECM (Universal)
