MAGDALENA MATTHEY

« LE CHILI EST UN PAYS TERRIBLEMENT SENSIBLE »

Si longue est la liste de chanteuses-interprètes, beaucoup plus restreinte est celle des compositrices-interprètes qui, depuis la très prolifique Violeta Parra disparue à la fin des années soixante, ont animé la scène musicale chilienne. Avant et après le coup d’Etat de 1973, la scène féminine était dominée par la musique pop et la variété la plus commerciale. Rares étaient les chanteuses créatives, parmi lesquelles la plus belle voix était celle d’Isabel Parra (fille de Violeta), très active au sein du mouvement de la Nouvelle Chanson (version chilienne de la Nueva Trova cubaine), partie en exil car politiquement engagée avec le processus social et culturel détruit par les militaires putschistes. Pendant une bonne partie de la période dictatoriale, un nombre assez réduit de femmes put émerger artistiquement. Le retour à la vie démocratique (1990) stimula le développement d’une nouvelle scène féminine.

Magdalena Matthey est l’une des auteurs-interprètes les plus intéressantes du nouveau circuit de trova latino-américaine qui a émergé au Chili au début de la décade 90. Son entrée en scène et sa première reconnaissance publique importante vint avec le Festival de Viña del Mar – là-même où Police (qui militait alors pour Amnesty International) avait invité le public à se révolter contre l’oppression du régime militaire en 1978 -, en obtenant le premier prix dans le domaine de la chanson folk (en 1995).

Conséquence de ce premier succès à Viña del Mar, elle décrochait son premier contrat discographique. Son album initial, Latidos Del Alma (1997) serait suivi par Del Otro Lado (2000), résultat de son parcours et de collaborations diverses au sein de la nouvelle scène de troubadours chiliens. Des nouvelles perspectives esthétiques l’éloignèrent définitivement de toute tentation pop commerciale, pour mieux l’intégrer dans le monde des sons nourris de racines ethniques, traditionnelles et de folk latino-américain.

En 2004, elle rentrait en studio et publiait Mañana Será Otro Día. Cet album décisif dans l’évolution musicale de Magdalena Matthey, comptait sur la production et la direction artistique du leader du groupe Congreso, le batteur Sergio González, ainsi que sur l’expérience de l’ingénieur du son Álvaro Alencar, nominé quatre fois aux Grammy Latinos. Après deux incursions européennes, elle publiera Afuera, album qui invitait le bassiste et chanteur argentin Pedro Aznar  – ancien membre du Pat Metheny Group.

Mais, dans quel monde culturel vivait Magdalena Matthey avant de devenir chanteuse professionnelle…?

J’ai toujours eu une grande curiosité pour différentes expressions artistiques, mais je n’ai pas eu l’occasion d’en explorer une seule avant de devenir chanteuse. Mon entourage était plutôt musical ; ma mère était chanteuse de folklore, mon père artisan, et mes frères avaient étudié la musique classique : piano, violoncelle, flûte traversière. Ma mère écoutait Violeta Parra et mes frères Wagner, Bach, Debussy. Mon frère aîné m’a appris à jouer du piano, j’ai fait des études de guitare classique, puis de composition.

C’est après mes 21 ans que j’ai envisagé de me consacrer sérieusement à la vie artistique ; et chaque jour qui passe, je suis plus convaincue que c’est ce qui me correspond dans la vie.

Comment êtes-vous arrivé à prendre conscience que c’était le bon choix ?

Ce fut une décision très intuitive. Je n’avais aucun plan défini, mais quelque chose de profond me disait que c’était ce que je devais faire. J’ai eu la chance de compter sur le soutien de mes parents, qui m’ont toujours invité à essayer, sans rien m’imposer. A 22 ans, j’ai gagné le premier prix du Festival de Viña del Mar, dans sa section folklore. Cela m’a donné beaucoup de confiance. Je me suis rendue compte que je pouvais me présenter sur des scènes très difficiles, transmettre le message que j’entendais partager et établir une bonne communication avec le public. Prétendre même instaurer une entente réciproque, avec un public très diversifié, pas toujours sensible à la musique traditionnelle ou très élaborée. Gagner ce prix, lors de ce festival, m’a permis aussi de prendre confiance dans ma relation avec les musiciens, pour mieux leur demander ce que je souhaitais pour ma musique.

Quel genre de chansons interprétiez-vous, il y a vingt-cinq ans…

Je chantais du folk, du folklore latino-américain. Mon influence majeure était la chanteuse argentine Mercedes Sosa. Elle m’impressionnait par la force de ses interprétations, la puissance de sa voix. Au début, je voulais faire un peu comme elle, mais après j’ai commencé à m’ouvrir à d’autres musiques, à trouver mon propre style, à définir ma proposition personnelle. J’écoutais autant Violeta Parra que Paloma San Basilio. De cette chanteuse pop espagnole, j’appréciais sa finesse, son histrionisme élégant. De Violeta, j’aimais sa voix sans affectation, à l’état naturel. Mais j’aimais aussi Queen, Michael Jackson, Eric Clapton…

Ça se devine parfois dans votre mise en scène. Mais comment vous voyez-vous dans le contexte de la musique chilienne actuelle ?

C’est une question complexe, qui fait partie des discussions avec d’autres musiciens. Je ne pourrais pas dire que j’appartiens à un mouvement ou à un courant musical. Ma musique actuelle n’a pas de genre, ce n’est pas du folklore, ni de la pop, ni jazz. C’est un hybride, qui a ses racines locales, mais reste perméable à une quantité d’informations musicales d’Amérique Latine et du monde entier. Beaucoup de musiciens chiliens sont dans la même situation. Mais ce qui nous relie, et nous rend indéfectiblement chiliens, c’est le contenu social de nos chansons. Nous chantons ce que nous vivons, ce que nous voyons tous les jours autour de nous. La proposition musicale devient de cette façon très sensible. Car le Chili est un pays terriblement sensible.

On assiste à une inadéquation entre ce que les musiciens créent et ce que les médias diffusent. Pas seulement au Chili. Comment assumez-vous ce décalage ?

Avec beaucoup de difficulté, mais en comprenant la situation actuelle de la société. Au Chili, il y a eu une période très douloureuse et violente et aujourd’hui les gens préfèrent vivre dans l’inconscience, pour ne pas prendre en charge ce passé, ni les graves problèmes qu’il provoque aujourd’hui : désastres écologiques, irresponsabilité sociale… Les médias sont complètement déconnectés de la réalité. Ils ne veulent pas du réel et préfèrent la superficialité, la facilité, la consommation rapide et l’ignorance. Des musiques comme la mienne, qui touchent des zones plus profondes, intéressent le public, mais pas les médias. La diffusion se réalise alors directement en concert, ou sur Internet. Internet est, paradoxalement, notre bouée de survie, notre porte ouverte vers le monde et notre point de rencontre avec le public ».

Si vous ne pouviez écouter que 5 musiciens, aujourd’hui, quel serait votre choix ?

Fiona Apple, Caetano Veloso, le groupe Congreso, Sting et Lenine.

Deux anglo-saxons, un chilien et deux brésiliens sur cinq, c’est dire si la musique brésilienne est importante. Qui sont Caetano et Lenine pour vous ?

Chez Lenine, ce qui m’impressionne, c’est son honnêteté. Il a une histoire, des idées et un message à transmettre, et il y est fidèle.

Caetano est un interprète merveilleux. Un type très intelligent, dont chaque chanson est un monde différent. Ses concerts sont très attractifs, car ils ont une unité cohérente construite dans la diversité, avec une mise en scène et un sens du spectacle très achevé. Sa voix, ses nuances, ses changements de tonalité, sont des éléments qui me fascinent. En plus, c’est un homme très féminin !