LUIS SEPULVEDA – ECRIVAIN DE LA RESISTANCE

 

Luis Sepúlveda fut un homme aux vies multiples pour autant de renaissances. Un auteur incontournable, qui aura lutté toute son existence pour la liberté et la dignité, en tant qu’écrivain et citoyen du monde. Un combattant nécessaire, pour qui écrire était un acte de résistance. Dans cette période sombre, quand résister à la violence des pouvoirs pour défendre les droits humains devient une priorité, sa maison d’édition française lui offre un bel hommage en rééditant quelques œuvres essentielles de sa bibliographie.

PAR FRANCISCO CRUZ

Celle de l’écrivain chilien fut une existence emplie de voyages, géographiques et spirituels, à travers les sentiers tortueux de la politique et lumineux des utopies libertaires. Toute son œuvre littéraire est marquée par le stigma de ces déplacements à travers le monde. En 1993 débuta sa longue et prolifique marche sous les lumières de la reconnaissance internationale, avec la première édition (espagnole) de son œuvre fondatrice la plus primée : Le Vieux Qui Lisait Des Romans D’Amour. Traduite en plus de 50 langues – et intégrée aux bibliothèques de plus de 50 millions de foyers -, elle fut portée au cinéma, dans un film réalisé par l’australien Rolf Heer avec Richard Dreyfus comme protagoniste. Des années et plusieurs livres plus tard, Sepúlveda publia L’Histoire D’Une Mouette Et Du Chat Qui Lui Apprit A Voler, un récit merveilleux devenu rapidement un classique de la littérature de jeunesse. Il connut aussi une version cinéma d’animation, sous la direction de l’italien Enzo D’Alo.

Avant de devenir le célèbre écrivain que l’on a connu, Luis Sepúlveda fut aussi assistant cuisinier, guérillero, acteur, journaliste, activiste écologique… parcourant un long itinéraire qui commença au Chili et se termina en Espagne, avec des escales en Bolivie, Uruguay, Equateur, Brésil, Nicaragua, Allemagne et France.

Fils d’un militant communiste et d’une infirmière d’origine mapuche (ethnie ancestrale amérindienne du sud, habitants du Chili et l’Argentine), Luis Sepúlveda Calfucura disait qu’il «était né profondément rouge». Très jeune il fut guérillero sur les traces du Ché Guevara et, pendant la gouvernance de Salvador Allende, il collabora à l’édition populaire d’une collection de classiques de la littérature mondiale. Prisonnier politique après le coup d’Etat militaire, il fut condamné à 28 ans de prison pour subversion et sorti des geôles chiliennes direction l’exil grâce à l’intervention de la section allemande d’Amnesty International. Intégré aux brigades internationales qui luttèrent aux côtés des sandinistes au Nicaragua, il rentra en Allemagne après le triomphe de la révolution, et se consacra au journalisme indépendant.

Puis, il devint activiste écologique au sein de Greenpeace, participant à diverses actions contre la chasse des baleines menée par des bateaux japonais. Et contre le transport de pétrole et de produits radioactifs qui polluent la planète. Dans le Pacifique Sud, Sepúlveda participa aux premières actions contre les essais nucléaires français dans l’Atoll de Mururoa. En Amérique du Sud, il fut parmi ceux qui obtinrent l’arrêt de la construction de l’autoroute trans-amazonienne, évitant provisoirement la destruction de l’habitat des tribus locales ; puis en Argentine et au Chili, il avertit les autorités contre le désastre qu’impliquai l’extraction du pétrole en Antarctique. Malheureusement, les autorités qui servent les intérêts des grandes compagnies transnationales restèrent sourdes au respect de l’environnement.

Le surprenant succès mondial de son livre Le Vieux Qui Lisait Des Romans D’Amour donna de nouvelles nuances à sa palette de résistant. Ce livre paradigme évoquait la jungle amazonienne -il vécut chez les indiens shuars et fut alphabétiseur auprès des paysans indigènes-, mais était aussi une réflexion sur l’exil, dont il surmonta la douleur par l’écriture. Le vieux personnage était un double exilé : du monde des blancs et du monde des indigènes. Lui(s) aussi, exilé de son pays et exilé idéologique, car le modèle politique pour lequel il lutta, le communisme européen de l’Est, se révéla une désolante et funeste dérive.

DE SORDIDES HISTOIRES SANS FIN

Avançant vers le crépuscule de son œuvre littéraire, abruptement interrompue en 2020, l’esprit et l’écriture de Sepúlveda revinrent avec force sur certains aspects les plus sordides de la politique contemporaine. Tant en ce qui concerne son pays d’origine, le Chili, qu’à propos de la planète entière. Ainsi, très loin des évocations des cétacés dans les eaux australes ou des rêveries amazoniennes, son récit Une Sale Histoire fut pour Sepúlveda l’occasion de faire le point sur son engagement politique, son appartenance aux milices d’extrême gauche, sa proximité du président Allende, son passage dans les geôles de la police politique, son exil inspirateur, et son retour sur les chemins de sa jeunesse en tant qu’auteur cinématographique, entouré d’acteurs célèbres.

Articulant des souvenirs et des réflexions tirés directement des notes inscrites dans ses carnets où, à la façon d’Albert Camus, Sepúlveda dévoila sa pensée, ses joies et ses colères. Cette sale histoire était moins onirique que les romans d’amour lus par un ancien, et autrement émouvante que les péripéties d’un chat apprenant à voler à une mouette, mais constituait un réquisitoire de l’écrivain contre la politique internationale guerrière des Etats-Unis, d’une pertinence incontestable.

Le récit est passionné, surtout quand il établit un parallèle historique entre l’instauration des dictatures en Amérique du Sud des années 70 (paradigme de l’alliance entre anticommunisme et capitalisme ultra libéral) et les guerres déclenchées en Afghanistan et en Irak, fondées sur des mensonges paranoïaques et la cupidité pétrolière. Mais il est aussi d’une lucidité clinique, quand l’écrivain décortique les mécanismes cyniques du pouvoir étasunien (de Nixon aux Bush en passant par Reagan), la faiblesse hypocrite des pays européens, la vengeance interminable d’Israel … Une histoire de crimes et de tortures au nom de douteux intérêts d’Etat, de crimes pédophiles pratiqués par des curés qui agissent au nom d’un dieu tout-puissant, de crimes écologiques commis par des compagnies qui manipulent l’économie mondiale. Le refus indigné de cette sale histoire devint chez Sepúlveda une parole (polémique, mais) incontournable. Une histoire du crime des pouvoirs occidentaux, dont le dernier chapitre s’écrit sous nos yeux, mais à propos duquel l’écrivain n’aura pas eu le temps de s’opposer…

L’auteur avait la conviction que « les écrivains devaient être la voix des oubliés. » Et, il nous invita à devenir écrivains, à abandonner le journalisme, qui aura trahit la liberté pour devenir instrument du pouvoir.

Après beaucoup des romans situés à l’étranger, après sa réflexion sur l’infamie absolue dans La Folie De Pinochet (ancien dictateur chilien, soutenu par Nixon, Reagan, Margaret Tatcher et autres notables), Sepúlveda eut le désir d’écrire un roman sur des personnages chiliens de sa génération, revenus au pays. Ainsi naquit L’Ombre De Ce Que Nous Avons Eté, l’histoire émouvante, parfois drôle et pathétique d’une journée à Santiago ; une approche du Chili teintée d’émotion. «Je voulais être capable d’écrire sans tomber dans le sentimentalisme – racontait-il – et c’est pour cela que j’ai choisi un format court, concis. Je n’aime guère le caractère baroque de certaines littératures. J’écris en espagnol parce que c’est une langue qui permet de dire beaucoup avec peu des mots…»

L’Ombre… est une chronique des rêves cassés. Ceux d’une génération déchirée entre la frustration des idéaux et des arrangements confortables, en dépit des trahisons occultes. Optimiste malgré tout, Sepúlveda luttait encore, résistait à la débâcle de toutes les valeurs. «Ces rêves se reconstruisent peu à peu, car ils sont les rêves libertaires de toute l’humanité». Les Alter mondialistes et les Indignés sont là. Mais la gauche politique est aux abonnés absents. Ou plutôt elle s’accommode, virant à droite, sans mauvaise conscience, parfois avec un cynisme surprenant. Sepúlveda, ne pouvait s’y résoudre : «Un nouveau projet politique de gauche, qui reste à inventer, doit intégrer le problème de l’égalité non résolue entre hommes et femmes, ainsi que le problème de l’écologie et de la sauvegarde de la planète : veut-on être des consommateurs ou des citoyens ? Il faut révolutionner l’imaginaire pour décider quel type de société voulons-nous habiter.»

Dans L’Ombre Que Nous Avons Eté, Sepúlveda évoquait les musiques qu’il écoutait avec ses amis de jeunesse : «Pour nous les vieux, il ne reste plus que Carlitos Santana…» confie l’un des personnages. Lui(s), qui admira la description de Santiago faite par le chanteur cubain Silvio Rodriguez («une ville encerclée par des symboles d’hiver») et cite Camaron de la Isla et Joan Baez, écrivait sans programme préétabli, sans horaire, accompagné par la musique de ceux qui « me rapprochent de la beauté de la vie : Keith Jarrett, Chick Corea, Egberto Gismonti…». Ce ne fut donc pas une surprise, de le retrouver un soir d’été au festival de Langon, écoutant le trio de la virtuose du koto Mieko Miyazaki. Pourtant, la parenthèse aimable n’aurait duré que le temps d’un accord majeur.

Car, juste après, avec la conviction que «la littérature raconte ce que l’histoire officielle dissimule», dans La Fin De l’Histoire le récit de Sepúlveda a le goût amer des confessions d’un ancien guérillero, revenu de toutes les espérances et déceptions. Pour son énième (et définitif) retour en Patagonie, ce jadis sublime territoire en proie aujourd’hui à l’une des plus horribles catastrophes écologiques. La fin de cette histoire, écrite avec du sang et de larmes, est la conclusion d’un pacte entre les ennemis d’un autre temps -entre les commissaires politiques communistes et les pontes du capitalisme mondial-, qui utilisent les ressources d’anciens militaires tortionnaires et de guérilleros échappés à la mort-, pour s’assurer le contrôle du marché planétaire. Cependant, certains gardent encore un tréfonds de conscience humaniste et de sentiments primordiaux ; la continuation de l’histoire pourrait-elle échapper à l’abjection absolue ?

L’écrivain chilien, n’a pas eu le temps de connaître le début de la réponse

HISTOIRES DE BALEINES, DE CHATS, DE CHIENS ET D’AUTRES ESCARGOTS

On connait l’empathie de l’écrivain chilien envers les animaux, des êtres nobles qui compensent les innombrables désillusions provoquées par le genre humain. Les baleines, notamment, furent durant longtemps au centre de ses préoccupations et, ses histoires ayant pour scène la Patagonie – dont l’Histoire D’Une Baleine Blanche – atteignent des moments dramatiques les plus intenses autour des baleines à sauver de l’imbécillité des hommes. Après avoir sauvé sa propre vie de la terreur militaire (dictature de Pinochet), son exil européen fut largement marqué par un engagement très actif dans la protection de l’environnement, et ses luttes sociales se sont transformées en batailles écologiques. Ecrivain et activiste, Sepúlveda consacra le plus clair de sa vie à défendre l’existence des baleines, et ses ennemis les plus redoutables furent les prédateurs japonais. L’évolution de sa conscience écologique s’exprimait à travers la vie d’un chat qui sauvait une mouette victime du pétrole, puis d’un escargot qui découvrait l’importance de la lenteur ; et aussi d’un chien qui aidait un indien mapuche persécuté par les hommes blancs pour avoir essayé de faire respecter la nature. La perte de valeurs solidaires entre les hommes lui inspira une belle amitié entre un chat aveugle et une souris. Et si les trahisons politiques contemporaines alimentèrent amèrement ses derniers ouvrages, c’est la violation de tous les accords pour la protection des baleines, qui activa sa mémoire pour retrouver le mythique cachalot Mocha Dick … autrefois vénéré par les indiens lafkenche (gens de la mer). Des hommes différents qui respectaient la nature, mais furent effacés de (la surface de) la terre. Sepúlveda fit parler la baleine blanche et nous invita à muter en lafkenches du futur.

L’éditeur français de Luis Sepúlveda rend hommage à l’écrivain et au citoyen chilien du monde, publiant deux anthologies :

RACONTER C’EST RESISTER
Un coffret de 4 romans cultes
Le Vieux Qui Lisait Des Romans D’Amour
Le Monde Du Bout Du Monde
Le Neveu D’Amérique
L’Ombre De Ce Que Nous Avons Eté.
Editions Métailié, 496 pages, 28,30 euros

 

 

 

BESTIAIRE
Luis Sepúlveda et Joëlle Jolivet (Illustrations)
5 contes animaliers pour petits et grands, qui célèbrent l’amitié, la loyauté, le respect de la nature, les liens entre l’homme et l’animal
Histoire D’Une Mouette Et Du Chat Qui Lui Apprit A Voler
Histoire Du Chat Et De La Souris Qui Devinrent Amis
Histoire D’un Escargot Qui Découvrit L’Importance De La Lenteur
Histoire D’Un Chien Mapuche
Histoire D’Une Baleine Blanche.
Editions Métailié, 512 pages, 25,30 euros

 

LUIS SEPÚLVEDA
Une Sale Histoire
La Fin De L’Histoire
Éditions Métailié