SHABAKA, CHRISTIAN SCOTT, JANELLE MONAE
PAR ROMAIN GROSMAN
Tassés sur les gradins à pic de la Grande Halle, ils ont fini par dévaler les marches pour assister au concert debout. Shabaka Hutchings et son groupe Sons Of Kemet, en version XL, avec quatre batteurs au lieu de deux, avaient décidé de mettre le feu : une musique de transe, entre fanfare et musique tribale, entre jazz et rythmiques épileptiques, sans répit, dans une fièvre aussi joyeuse que contagieuse. Au saxophone, le leader payait de sa personne, avec de longs chorus incandescents, en dialogue permanent avec le tuba de Theon Cross. Sacré concert !
Lui aussi sur une démarche le reliant aux musiques racines de ses ancêtres sang-mêlés descendants d’esclaves africains et d’Amérindiens – « Afro New Orleanian-Black Indian Music -, Christian Scott propose des allers-retours entre ses influences actuelles – r&b, hip hop, trap, dans une stretch music qui « étire » le temps – et les airs qui animent encore les carnavals de la Crescent City. Jamais ennuyeux, son set n’engraine pourtant pas la foule, comme si sa musique restait au seuil des (belles) intentions. Le leader lui-même demeurant relativement discret à la trompette. Comme beaucoup de ses compatriotes, Christian Scott vit avec le trauma de l’élection de Trump. Ses longs prêches, sincères, pour une société plus fraternelle, ont aussi eu pour effet de séquencer un concert qui sembla ne jamais décoller.
Changement de décors le lendemain. Janelle Monae, en mode showgirl, avec tenues flashy, vidéos, danseuses, et (heureusement) groupe de musiciens en chair et en os, s’inscrit elle-aussi dans ce vaste mouvement revendicatif, où les messages féministes, émancipateurs, se déclinent sur des grooves esthétisés. Chaque fois qu’elle se rapproche de ses sources – les ayants droits de Prince, Michael Jackson, James Brown pourraient revendiquer une part de l’inspiration du redoutable hit « Make Me Feel » -, son talent et sa générosité éclaboussent la scène, et transforment JALV en dancefloor géant. Dommage que trop souvent son originalité des débuts (un funk futuriste, un peu électro, très stylisé), laisse place à un r&b plus lisse. Sacré tempérament !
BRAD MEHLDAU, DHAFER YOUSSEF, YAZZ AHMED, AVISHAI COHEN
PAR FRANCISCO CRUZ
Le slogan du festival – « Jazz Is Not Dead » – a la vertu des interprétations ouvertes. La vie du jazz passe – encore plus au cours de ce siècle -, par son ouverture et sa perméabilité aux autres musiques du monde, surtout extra-occidentales. De nombreuses expressions du jazz contemporain se présentent ainsi sur les diverses scènes de la planète, et ce fut encore le cas à La Villette. Le jazz n’est donc pas mort, loin s’en faut, mais c’est dans le dialogue, l’interaction et la fusion avec les « autres » musiques (asiatiques, moyen-orientales, africaines, latines, et aussi afro-américaines – soul, funk, hip-hop -) qu’il apparaît le plus vivant. En principe, car le risque du ratage fait partie du jeu, de l’enjeu. Une heure de brillant concert d’Avishai Cohen en trio, a ainsi pu virer au médiocre lors d’une interprétation en solitaire du leader (malheureuse reprise de la célèbre chanson argentine « Alfonsina y el Mar »). La performance en piano solo de Brad Mehldau, intense et pleine d’inventivité, est devenue appliquée et par moments laborieuse avec l’accompagnement de l’Orchestre National d’Ile de France…
On l’attendait avec beaucoup d’expectative, pourtant les inflexions arabisantes de la trompette de Yazz Ahmed, sont restées timides et dans les limites de l’esthétisme anecdotique. À l’extrême opposé – et même si aucune de ses nouvelles formations n’atteint la fulgurante créativité improvisée de son ancien quartette avec Tigran Hamasyan, Mark Giuliana et Chris Jennings -, le nouveau projet (disque en octobre) de l’oudiste tunisien Dhafer Youssef, avec le guitariste et sculpteur électronique Eivind Aarset, est presque un paradigme de ce que le jazz peut atteindre dans une dimension universelle. Le jazz-son-du-monde.