LA MUSIQUE COMME CHEMIN DE LIBERTÉ
PAR FRANCISCO CRUZ PHOTO CRAIG MARSDEN
Tandis que beaucoup de musiciens vont jouer sur les scènes estivales, acceptant des conditions inhumaines, d’autres prennent du recul face aux mesures coercitives et refusent de jouer. L’un des absents notoires de cette période, le pianiste Vijay Iyer, vient de publier Uneasy, un album prémonitoire enregistré avant le Covid-19. En compagnie de la bassiste Linda May Han Oh et du batteur Tyshawn Sorey.
Personnalité singulière dans le monde du jazz contemporain, Vijay Iyer l’est par ses origines indiennes, mais surtout par son parcours atypique. Nous l’avions découvert au sein du quintet de Steve Coleman, un soir de 1995 au club de jazz de La Villette. Vingt-cinq ans et des dizaines d’albums plus tard, il est au sommet de sa créativité.
Vous aimez les mathématiques et la physique, et on vous promettait une brillante carrière scientifique. Jusqu’au jour où vous avez choisi devenir musicien à plein temps…
C’est vrai, mais j’avais aussi fait des études musicales de très bon niveau : treize ans de violon, puis autant de piano. À la suite de ma collaboration avec Steve (Coleman), la musique est devenue ma priorité absolue. Avec le recul, je peux dire que mon expérience scientifique m’a beaucoup aidé pour la musique.
Ce changement de direction, vous l’avez vécu comme une rupture ?
Non, pas vraiment. Un jour j’ai pris conscience que j’avais la possibilité d’être artiste, simplement. Parmi les gens de mon âge avec le même parcours scientifique, personne ne travaillait dans la musique. Tandis que les jeunes musiciens avec qui je jouais étaient depuis longtemps intégrés au monde du jazz ou de la musique indienne. Honnêtement, je me trouvais assez bon pianiste, mais j’avais peur d’être rejeté par le milieu artistique. Alors, j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai décidé de voir jusqu’où je pouvais aller dans cette voie.
Vous avez arrêté vos études de physique en 1995…
Exact. Ensuite je me suis intéressé à la perception de la musique, une dimension que chaque musicien devrait étudier.
La distinction entre la compréhension musicale du temps mesuré et l’expérience de la musique dans le temps vécu, est une préoccupation esthétique avec des fondements physiques, qui se trouve explicitement formulée dans vos derniers albums…
Je pars du fait que l’expérience du temps et la mesure du temps sont deux phénomènes bien distincts. Dans l’histoire humaine, l’expérience du temps est primordiale. La mesure arrive par la suite, car c’est quelque chose d’arbitraire, d’artificiel. La plus importante expérience du temps est celle de notre corps et de notre esprit. La musique peut, sous certaines conditions, devenir le moyen d’influencer et de donner une forme à cette expérience temporelle.
Est-ce, probablement, la plus grande force de la musique au sein d’une communauté humaine ?
Oui, la musique nous permet de vivre une expérience commune simultanément, durant laquelle la mesure du temps cesse d’être importante. La musique, et en particulier le rythme, nous guide dans le temps. Elle structure les actions de votre corps et celui-ci réagit, donnant sa réponse à la musique.
Ce qui importe vraiment ce serait l’expérience de la musique au sein d’un groupe, avec les autres, plus que notre propre expérience intérieure ?
Les auditeurs peuvent identifier ce qu’ils écoutent, comme autant d’actions humaines et pas seulement des notes. Se produit alors ce que j’appelle l’empathie.
Vous jouez et enregistrez dans divers formats, notamment en trio, avec des musiciens étasuniens ou indiens. Bien que très tôt vous ayez aussi opté pour des performances solitaires, c’est la formule triangulaire qui semble vous plaire davantage. Pour preuve ultime, ce formidable trio avec Linda Oh et Tyshawn Sorey.
Je pense que par son architecture, sa structure, le trio offre des possibilités plus larges et variées pour construire et développer ma musique. Je le sens comme un format plus naturel, probablement aussi parce que je joue en trio depuis très longtemps…
Parmi les (nombreux) trios d’Iyer on a apprécie spécialement celui formé par Nitin Mitta (tablas) et Prasana (guitare), ainsi que celui avec le batteur Marcus Gilmore et Stephan Crump à la basse. Le nouveau trio réunit sur Uneasy, s’il perdure dans le temps, pourrait devenir une référence incontournable du paysage jazzistique.
L’origine d’ Uneasy remonte à 2011, lors de la création d’un projet de la compagnie de danse de Karole Armitage à Central Park de New York. Enregistré en décembre 2019, il est constitué de huit compositions d’Iyer, une pièce co-écrite par le pianiste avec Mike Ladd et, moment exceptionnel, la reprise de «Drummer’s Song» en hommage à la regrettée Geri Allen. Uneasy se veut une réflexion sur l’instabilité de la société contemporaine, avec ses crimes contre l’homme et la nature. L’image de la statue de la liberté sur la pochette, rappelle avec une certaine ironie (ou nostalgie) comment, dans une autre époque, les émigrants étaient accueillis (aux États-Unis et ailleurs) avec amitié et solidarité. Les temps ont violemment changé.
Dans le devenir de sa musique, les mutations de l’univers sonore de Vijay Iyer ont toujours été aussi surprenantes que d’une parfaite cohérence. Après ses audacieuses progressions harmoniques en duo, ses accélérations rythmiques en trio, le pianiste – musicien libre de toutes dépendances stylistiques – offre aussi des œuvres polymorphes plus proches des musiques contemporaines minimalistes, post-sérielles, que des héritages bop du jazz. Même s’il réalise ici une recréation inouïe de «Nigth And Day» de Cole Porter ou si Thelonious Monk reste l’une de ses influences majeures.
VIJAY IYER
Uneasy
(ECM/Universal)