En équilibre précaire, suspendu entre deux mondes, comme nous tous, confiné, privé de ses libertés fondamentales, Sting est en transit, sur un pont. Un espace dangereux, mais qu’il est nécessaire de traverser, car il n’y a pas de retour en arrière possible. Il aime les métaphores et le symbolisme est bien présent dans son écriture. Sur The Bridge, son quinzième album personnel, il effectue un voyage intérieur sensible, et relie les styles qu’il affectionne, du rock au jazz, du classique au folk.
PAR FRANCISCO CRUZ
Il y a plus de trente ans, l’ancien leader de Police militait pour Amnesty International, contre les abus dictatoriaux commis en Amérique Latine, par des militaires à la solde des oligarchies nationales et des stratégies militaires et commerciales étasuniennes. Il rencontrait les mères de la Plaza de Mayo à Buenos Aires (Argentine) et les familles des Détenus-Disparus à Santiago (Chili). Deux organisations de femmes qui recherchaient leurs fils, leurs frères, leurs compagnons, kidnappés et assassinés par la police politique. Et qui, par cette quête légitime, risquaient leurs propres vies. Il enregistra «They Dance Alone» et son album Nothing Like the Sun fut interdit. Puis, il s’engagea dans des tournées transcontinentales («Human Rights Now!») pour dénoncer les violations des Droits Humains dans le monde, en compagnie de Peter Gabriel, Bruce Springsteen, Tracy Chapman, Youssou N’Dour…
Ensuite, il soutiendrait la révolution sandiniste au Nicaragua et entreprendrait une importante campagne pour dénoncer la destruction de l’Amazonie et ainsi défendre la survie des ethnies menacées. Il fut le premier musicien (très) populaire au niveau mondial, à s’engager pour la sauvegarde de la Terre. Puis, pendant les vingt dernières années, il milita pour diverses causes écologiques, participant à plusieurs projets artistiques, dont le dernier enregistrement de la chanteuse béninoise Angélique Kidjo (Mother Nature). Des événements où l’Art défendait la Vie, qui lui ont valu l’adhésion et le respect d’un large public, jeune et moins jeune, bien au-delà du cercle des admirateurs de sa musique. Mais aussi la critique acerbe de détracteurs, qui n’acceptaient pas qu’un artiste agisse dans d’autres dimensions de la vie sociale.
A 70 ans, l’ancien Police se retrouve entre un passé semé de succès et un avenir forcément imprévisible. Deux images pleines de sens (elles ne sont jamais gratuites chez lui) le montrent, l’une debout sur un pont, l’autre immergé dans l’eau.
Dans un exercice d’herméneutique, on pourrait dire qu’il se trouve (comme beaucoup d’artistes) dans la situation schizophrénique de subir et refuser une situation de violence pour continuer à exister artistiquement à l’intérieur du système.
Or, Sting veut continuer à chanter et jouer. Pour la sortie de The Bridge, il fit comme jadis des tournées de promotion et rencontra les médias européens. En face de lui, il rencontra des journalistes travaillant pour la presse, la radio et la télévision : des médias qui servent et suivent quotidiennement les gouvernements autoritaires qui aujourd’hui imposent des politiques liberticides aux citoyens, et appuient la propagande de leurs idées. Des médias qui taisent les voix discordantes. Dans cette situation, le chanteur anglais autrefois défenseur des droits humains se limite à dire qu’il ne veut imposer aucune mesure contraignante à l’égard des musiciens et du public qui voudrait assister à ses concerts cette année, en Angleterre, en France, en Europe. Sa pensée profonde sur l’actualité, personne ne l’a vraiment sondée : car, il n’y a plus de presse libre et indépendante aujourd’hui, plus de presse musicale ou artistique, ou sérieusement culturelle. La télévision et les radios nationales sont toutes dévouées à la politique des autorités. Dans la presse mainstream, le rockeur exalté et rebelle d’hier, qui poussait les frontières de style jouant sans complexe entre punk, reggae et jazz, se voit accueilli désormais comme un chanteur de variété quelconque.
LA MUSIQUE EST LIBRE, ELLE N’A PAS BESOIN DE PASS
En 2020 Sting rentrait de San Francisco pour revenir à Londres. Alors, enfermé et privé de liberté, confiné et sous couvre-feu, il avoua «avoir commencé à écrire la musique puis les paroles de The Bridge, pour éviter de devenir fou». Dans un contexte très hostile à l’extérieur, il se tourna vers la profondeur de sa propre conscience (esprit) et réalisa un (beau) travail de reconstruction intérieur. Au fil de chansons qui résonnent comme autant de méditations sur le chemin parcouru, avec ses stations de joie et ses ports de tristesse, Sting entreprit un travail quasi thérapeutique pour soigner ses blessures intimes. Notamment, sa relation avec ses parents et ses enfants. Sans oublier les femmes de sa vie.
L’inconfort et la dangerosité encore non maîtrisée et indéfinie de la manipulation sanitaire exercée par les autorités politiques, l’ont sans doute aussi poussé à un travail de création qui lui faisait défaut ces dernières années. C’est tout le paradoxe du processus créatif dans l’histoire de l’art : de belles œuvres surgissent souvent au cœur de moments de douleur et de peur.
The Bridge fut enregistré pendant les confinements, avec des musiciens éparpillés à travers la planète, et Sting enfermé dans sa demeure anglaise. Il y invita à la distance une dizaine d’instrumentistes, dont ses vieux complices Dominic Miller (guitare), Manu Katché (batterie) et Brandford Marsalis (saxophone), ainsi que le multi-instrumentiste (et co-producteur) Martin Kierszenbaum. Les fichiers son faisant le pont entre les deux rives de l’Atlantique. «Ce n’est pas une nouveauté travailler de la sorte, précise Sting. Le secret de la réussite était d’arriver à créer une situation d’intimité avec des musiciens avec lesquels je travaille depuis très longtemps.»
Bien que fort différent des sommets discographiques d’il y a 30 ans, comme Nothing Like The Sun et le formidable live Bring On The Night – avec quatre musiciens sidemen de Miles Davis, Brandford Marsalis, Omar Hakim, Kenny Kirkland et Darryl Jones -, The Bridge est un album attachant, très bien arrangé, léger et dense, direct et sophistiqué à la fois. Il fait suite à Duets (en 2020), qui présentait des reprises de ses duos avec des chanteurs(euses) bien connus, mais aussi à My Songs (en 2019), où Sting reprenait quelques vieilles chansons qui ont marqué son parcours. Une carrière solitaire initiée avec The Dream Of Yhe Blue Turtles (en 1985), durant laquelle il parvint à glaner 17 Grammy, et à vendre plus de 100 millions de disques.
«Ces nouvelles chansons – précise Sting – se placent entre un lieu et un autre, entre un état mental et un autre, entre deux relations, entre un espace de vie et un autre de mort. Tous les personnages que je décris sont en transition et ont besoin d’un pont, car ils se trouvent entre deux relations, entre la santé et la maladie, et sont à la recherche d’un chemin pour rejoindre leur avenir. Entre deux ères, une qui s’achève et une autre qui lui succède : politiquement, socialement et sociologiquement, nous sommes tous embourbés au milieu de quelque chose ; et là, plus que jamais, nous avons besoin d’un pont…»
Dans The Bridge, il y a des chansons faciles (à programmer à la radio), d’autres n’y passeront jamais. «If It’s Love», une mélodie pop entrainante démarre sur des sifflements. «Nous sommes très anxieux, mais nous avons aussi besoin de nous sentir légers. Je démarre ma chanson en sifflotant. C’est lié au souvenir de mon père, qui était livreur de lait à Newcastle et qui sifflait, le matin en partant au travail.»
Mais d’autres chansons sont plus complexes, comme «Loving You», où résonne la voix blessée de son père : «A l’église nous avons fait des promesses/Pour pardonner nos pêchés/Mais j’ai à supporter encore certaines choses/Comme l’odeur de la peau d’un autre homme.»
Ce qui nous renvoie à l’auto-biographie du musicien, «Broken Music», dans laquelle Sting révéla son enfance difficile, avec une mère qui aimait un autre homme, et un père qui souffrait en silence. «Ce fut un livre très difficile à écrire. Il y avait beaucoup de douleur. Mais ce fut une bonne thérapie.»
Alors, traversons le pont !
STING
The Bridge
(A&M/Universal)
Ils disent qu’il y a un pont là-haut
Là-haut dans la brume
Certains nieront que c’est là bas
D’autres te diront que ça n’existe même pas
Ce n’est pas fait de fer, d’acier ou de pierre
Mais il est rigide
Nous ne sommes que des sacs de sang et d’os
Si nous portons le poids de nos fils et de nos filles
Et maintenant que nos sentiments sont noyés
Et nous montons jusqu’à la crête
Certains chercheront les hauteurs
Et d’autres le pont
Si tout est derrière nous
En dessous de nous la rivière gonflée
Nous trouverons le pont d’une manière ou d’une autre
Et nous serons sauvés
Bien que certains prétendent que
C’est une imagination ou un fantôme
Mais le pont est à l’intérieur de l’esprit
Invisible pour la plupart
Et maintenant que la ville est presque noyée
Et ici sur la crête
Certains chercheront les hauteurs
Et d’autres le pont
Nous ouvrirons les portes que nous pourrons suivre
Nous ouvrirons le pont à tous
Nous ouvrirons les vannes de la rivière
Nous ouvrirons le pont que nous pouvons traverser