DES ADIEUX EN SOLITAIRE
PAR FRANCISCO CRUZ PHOTO ROSE ANNE COLAVITO
Chaque année, depuis trente ans, nous suivions ses prestations aux quatre coins du monde, en live ou à travers de nombreux enregistrements posés comme autant de bornes au fil d’une carrière intensément créative. Ses concerts étaient des événements à part. Victime de deux AVC, nous ne verrons sans doute plus Keith Jarrett en public. Renforçant forcément notre désir d’entendre ce recueil de pièces rares captées en 2016 à Budapest.
Nous avons médité avec lui sur Sacred Hymns son album consacré à la musique de Gurdjieff, chanté les mélodies qui dansent sur My Song, célébré l’engouement suscité par son Köln Concert… En live nous sommes entrés dans une transe collective au Théâtre des Champs Elysées, nous avons jubilé d’enthousiasme à Athènes, erré dans des labyrinthes introspectifs à Amsterdam; nous fûmes enchantés par ses improvisations dansantes à Rio, compréhensifs de sa colère dans une Salle Pleyel bruyante, et tristes devant son désarroi à La Roque d’Anthéron, face aux flashs et aux smartphones d’un public sourd à sa requête.
Deux AVC ont eu raison de son plaisir de partager sa musique avec ses partenaires d’une vie et avec des publics toujours renouvelés. Keith Jarrett a fait part de sa tristesse mais, en même temps, nous offre ici un dernier (?) cadeau discographique : un double album live, en solitaire, enregistré au Béla Bartók Concert Hall de Budapest, à l’été 2016. Particulièrement intense, probablement influencé par ses origines magyares, et par le fait de se retrouver à Budapest dans son état, au crépuscule d’une vie artistique extrêmement prolifique, on ne peut mesurer l’impact émotionnel et psychologique de cette prestation.
Une composition instantanée divisée en douze épisodes, et deux reprises (« It’s A Lonesome Old Town » et « Answer Me, My Love »), chargées de sens, constituent le répertoire de cette soirée particulière. Bien que du point de vue musicologique, il serait passionnant de comparer ce concert à ses prestations à Munich, treize jours plus tard – mais aussi aux lives solitaires de Paris en 1988, de Vienne en 1992 et de Venise en 1996, sans oublier ses performances inouïes au Japon -, nous pouvons aussi choisir simplement de célébrer Keith Jarrett l’artiste, le pianiste, le compositeur, l’homme, qui impressionna Miles Davis et fascine musiciens et mélomanes depuis un demi siècle. Merci Mr Jarrett !
KEITH JARRETT
Budapest Concert
(ECM/Universal)