Il y a vingt ans, à Guanabacoa, quartier suburbain proche de La Havane, la petite fille faisait ses gammes sous le regard attentif de son père, pianiste exubérant et brillant compositeur. Aujourd’hui, sur Bahia, son deuxième album personnel, Ana Carla Maza confirme toutes les intuitions et les promesses cultivées dans son jardin, arrosé par mille et une musiques du monde.
PAR FRANCISCO CRUZ
UNE AUDACIEUSE ENVIE DE LIBERTE
Dix ans avant Bahia, la désormais jeune fille se produisait en concert dans le sud de la France, en compagnie de sa famille. Sa mère à la basse électrique, son père au piano et à la guitare (Gismonti est une de ses influences), sa sœur cadette au violon. Au sein de cette surprenante «Maza’s Family», Ana Carla était déjà une promesse évidente : juste et éloquente au violoncelle, jouant avec une aisance troublante la musique inclassable de son père, sûre de ses moyens sur scène.
Six ans plus tard, et pour célébrer sa migration vers l’Europe, un disque EP (5 titres) nous permettait de découvrir sa musique personnelle, ses chansons sensuelles et doucement rythmées, en espagnol et en français : une pop-folk latine de qualité, des sonorités très actuelles, électro-acoustique. Nous fûmes charmés. Les musiciens et les programmateurs aussi. On l’a retrouva un jour en duo avec Vincent Segal, puis les concerts se multiplièrent, de Porquerolles à Saint-Domingue. La suite, et un premier disque sous son nom, fut (une autre) victime du silence imposé par les autorités pendant la violente période du covid et des lois liberticides étatiques.
A présent, ouvert comme un éventail chromatique, tout en restant un album de chansons, Bahia est une évocation du quartier homonyme à La Havane, de son charme désuet. Mais il est aussi un hommage à l’immense musicien que fut l’argentin Astor Piazzolla, et un remerciement profondément sincère à la musicienne-pédagogue Miriam Valdez, donc à fortiori à l’éducation musicale dont elle a bénéficié en tant qu’enfant cubaine.
Toutefois, le registre de cette session diffère de celui des enregistrements précédents. Héritage génétique et musical oblige, pour Ana Carla Maza, la musique n’obéit pas aux formules et rien ne se répète. Le spectre sonore s’étend, sans tenir compte ni des chronologies ni des anachronismes, Ainsi, avec une insolente liberté Ana Carla Maza déroule son programme s’inspirant notamment de sons qui furent actuels il y a un siècle. A Cuba comme en France, et ailleurs. La musicienne, chanteuse et compositrice, fait un clin d’œil aux divas de la Belle Epoque, d’avant Piaf, avec «Le Petit Français» tendrement moqueur; puis, elle parcourt les nuances de la géographie culturelle cubaine invitant «A Tomar Café», descend d’un demi ton pour mieux remonter les Andes et retrouver suspendues, sur «Huayno», quelques échelles pentatoniques entendues dans la maison paternelle… Avec dans sa voix un accent délicieux, toujours en espagnol et en français.
Comme si cela ne suffisait pas à combler son appétit artistique, elle compose l’intégralité de son répertoire, et se permet de jouer en solo, au violoncelle et au piano, pour mieux chanter, rire et séduire. Sans se priver d’exposer son indéniable aisance technique, utilisant de longs préludes et interludes instrumentaux. En-chanteuse par la surprise, joueuse de l’inattendu, Ana Carla Maza n’aime pas la facilité, mais la beauté… de la note, des mots, de l’intervalle élargi, du geste créateur, du mouvement dessiné entre la main et l’instrument, des cordes aux touches. Irréductible et audacieuse.
Par ce temps, sombre et incertain, elle fait preuve d’un optimisme contagieux : «Todo Ira Bien». Avec la vibration heureuse qu’on ressent après une (toujours première) nuit d’amour.
ANA CARLA MAZA
Bahia
(Persona Editorial/L’Autre Distribution)
en concert
LE 3 SEPTEMBRE A PARIS [LA VILLETTE JAZZ FESTIVAL]