eCOLOGIE VISIONNAIRE
PAR FRANCISCO CRUZ
Il y a à peine 20 ans, l’intelligentsia culturelle parisienne était encore assez imperméable (et parfois presque méprisante) envers la minimal music, cette « musique américaine répétitive » si éloignée de la (autrefois) moderne musique post-sérielle, devenue conventionnelle à force d’être institutionnalisée. Surtout la musique de Philip Glass, considérée trop proche des musiques populaires pour être « prise au sérieux ». La musique de Glass – et d’autres compositeurs minimalistes – est désormais présente dans tous les programmes de prestige.
En France, 2019 aura été « une année Glass » : la création du troisième volet de sa trilogie symphonique inspirée de la musique de David Bowie et Bian Eno – Lodger, avec la participation d’Angélique Kidjo – fut l’événement majeur de la rentrée à Radio France. La programmation de la trilogie Qatsi [Vie] – les musiques composées par Glass pour trois films documentaires écologistes et visionnaires, en collaboration avec le réalisateur Godfrey Reggio, jouées par le Glass Ensemble en simultanée avec la projection des images -, couronne l’année musicale de la Philharmonie de Paris.
Le programme commence avec Koyaanisqatsi, inspiré d’une prophétie hopi, l’intuition que la civilisation courait à sa perte, et que les génocides perpétrés par les européens sur les peuples aborigènes de toute l’Amérique n’étaient qu’un symptôme de la folie autodestructrice de l’humanité. En 1982, Reggio et Glass surprenaient le monde du cinéma, de l’art au sens large, et le grand public, avec ce premier film empreint de conscience écologique, perçu comme un cri d’alarme, bien avant qu’on ne parle de réchauffement planétaire, de saturation thermique et de trous de la couche d’ozone, bien avant Tchernobyl et Fukushima.
Une problématique d’une brulante actualité, quand on liste aujourd’hui les catastrophes climatiques, les guerres et persécutions politico-religieuses, les crimes de l’industrie pharmaco-alimentaire… Le lien entre l’homme et la nature supplanté par la transhumance des individus au cœur des villes, dans des riches buildings métalliques ou dans des bidonvilles misérables de carton.
Les suites de Powaqqatsi [La vie en transformation, 1988] et Naqoyqatsi [La vie comme guerre, 2002], confirment l’intuition des hopi. Powaqqatsi met en évidence la beauté du travail artisanal ou l’émouvante transparence inscrite dans un regard d’enfant, opposés à la folie consumériste d’objets aliénants, produits par l’industrie multinationale pour le marché global. Pour cette partition, Glass a collaboré avec des musiciens asiatiques, africains et latino-américains. Dans la construction et l’interprétation de Naqoyqatsi, Glass utilise exclusivement des timbres « naturels » et privilégie le violoncelle comme voix (la plus proche de l’humain) soliste – Matt Haimovitz à cette occasion.
Le devoir de transformation et de surpassement du citoyen, indispensable pour envisager une possibilité de survie de l’humanité, semble passer nécessairement par l’invention de valeurs de vie nouvelles. Il faudrait tourner le dos à l’idée de progrès, le désir de possession, la volonté de domination, l’esprit de compétition…Le défi, pour surmonter la prophétie hopi, est immense… et passionnant.