Sly Stone a quitté cette planète le 9 juin, à 82 ans, au moment où tout part en vrille. Le monde ne lui plaisait plus depuis longtemps. Son génie créatif aura pourtant marqué le monde de la musique et au-delà.
Sylvester Stewart (son vrai nom) incarne une époque charnière, révolutionnaire, pleine d’espoirs : la fin des années soixante, le mouvement pour les Droits Civiques, la vague hippie…
Le documentaire Sly Lives ! Aka The Burden Of Black Genius (le fardeau du Génie Noir), signé Questlove et paru en début d’année lui rendait un magnifique hommage, sans rien cacher de sa difficulté à vivre, à survivre. Son œuvre et son héritage laissent pourtant une empreinte indélébile dans la musique et la culture moderne. Malgré la fulgurance de son histoire…
PAR ROMAIN GROSMAN
ITINERAIRE D’UN ENFANT GACHE
Le documentaire de Questlove s’ouvre sur une archive marquante. Sur une chaine américaine, l’intervieweuse commence par louer le génie créatif du (toujours) jeune, mais déjà un peu embrumé, Sly Stone, puis conclue sa question par un cinglant et perfide : « Tous les jeunes artistes rêvaient de vous imiter et pourtant… vous avez tout gâché… » Le visage du musicien d’abord enjoué, se fige, surpris, puis touché.
« Le fardeau d’un Black Genius », la question qui accompagne le titre de ce documentaire signé par le batteur des Roots, musicologue passionné, fera office de sous-texte à ces (quasi) deux heures consacrées à la vie de Sly Stone.
Interrogé un peu plus loin, D’Angelo, autre astre éphémère de la musique noire, sera tout aussi percuté par la même question et sa résonnance avec sa propre trajectoire…
DJ ET PRODUCTEUR PRECOCE
« R’n’B-soul-funk-gospel-rock,-psyché, hommes-femmes, noirs-blancs… unique, avant-gardiste » : George Clinton, Nile Rodgers, Chaka Khan, Andre 3000 et les autres intervenants du documentaire Sly Lives !, soulignent d’emblée l’importance du groupe fondé par le natif de Denton (Texas).
Issu d’une famille de la classe moyenne, religieuse, Sylvester Stewart grandit à Vallejo, au nord de la Baie de San Francisco. Cité en pleine ébullition, culturelle et sociétale.
Passées ses années à l’église, il fait partie d’un groupe de doo-wop, The Viscaynes, où il est le seul afro-américain. Prodige précoce, il joue de la guitare, de la basse, de la batterie, du piano. A la fac, un prof lui enseigne en quelques mois tellement d’informations sur l’harmonie, l’écriture, qu’il brûle les étapes.
Au début des années 60, il est Dj pour une radio locale très populaire, KSOL, où il dénote par ses choix éclectiques, en diffusant les hits de Ray Charles, The Beatles, The Rolling Stones, comme les classiques de la la soul, dans un temps où les programmes restent très cloisonnés.
Sa rapide notoriété lui permet de devenir producteur, à dix-neuf ans, pour Bobby Freeman, puis The Beau Brummels, importation visionnaire du son pop anglais. Il accompagne les débuts de The Great Society, avec la chanteuse iconique Grace Slick. « Nous étions limités techniquement : Sly montrait à chaque musicien, comment améliorer son jeu, son approche, en passant d’un instrument à l’autre… », se souvient la future égérie du Jefferson Airplane. Un mode opératoire de touche-à-tout et de mentor que l’on retrouvera dans les témoignages des comparses de Prince trente ans plus tard…
En 1966, nait Sly & The Family Stone, avec Cynthia Robinson à la trompette, Greg Errico à la batterie, Jerry Martini au saxophone, son frère Freddie Stone à la guitare et sa sœur Rosie au piano, bientôt rejoints par l’essentiel Larry Graham à la basse. « Je n’avais pas joué avec un batteur depuis des années : j’accompagnais ma mère qui jouait de l’orgue, du coup j’avais développé ce style percussif, le slap, pour compenser l’absence de batterie. Je ne savais pas si cela marcherait dans un groupe… », se remémore le futur leader de Graham Central Station et… compagnon de route occasionnel mais pas fortuit, de… Prince.
Sly est la force créatrice du groupe. Rassembler ce combo mixte et multi-culturel, c’est son idée. Brasser toutes sortes d’influences, aussi.
En 1966, le projet n’est pas seulement disruptif, il est révolutionnaire, quand dans les rues défilent encore les tenants d’une ségrégation sans pitié, quand dans le pays, le corset de la religion entrave toute une jeunesse. Le groupe joue tous les soirs en club et le public, surpris, est vite conquis. Foutraque, le son part dans tous les sens avec une vibration farouche et innocente, même si Sly adapte ses prestations à la nature de son auditoire. Le mogul de l’industrie musicale, Clive Davis, sent le caractère pionnier de ce groupe porté par le génie de Sly.
A Whole New Thing, le premier album publié en 1967, fait pourtant un bide. Le manager du groupe enjoint Sly de simplifier son style. Un an plus tard, porté par son single éponyme, Dance To The Music trouve son public. Dans les pas de Motown, Sly invente une conception plus singulière et participative de la musique en collectivité : autour d’un canevas accrocheur, chacun ajoute sa touche personnelle. Sans briser la dynamique, au contraire. Les musiciens, mais surtout les auditeurs, sont conduits à partager une expérience in vivo, riche, diffuse, foisonnante et généreuse. Tout le monde y trouve sa place. Message subliminal dans une société figée, divisée, qui ne demande qu’à libérer ses énergies ? Bientôt Sly joue dans les grandes salles, passe dans les shows télé les plus populaires où, malicieux, il bouscule gentiment un auditoire en costume-cravate. Devant son poste, l’Amérique jeune adore.
LES JOURS HEUREUX
Sly sent son époque. Et devance toutes les (r)évolutions à venir, esthétiques, politiques, culturelles, et … musicales. Avec sa coupe afro, ses lunettes fluos, les tenues colorées du groupe, « sa » révolution passe en douceur… Lorsqu’il prononce à la fin de son live au Ed Sullivan Show : « Merci de nous avoir permis d’être nous-mêmes », toute la philosophie de Sly se trouve résumée en une phrase, émancipatrice, qui entre en résonnance avec les aspirations profonde de l’Amérique d’alors.
Ce sont les jours heureux du groupe qui passe son temps ensemble, au cinéma, à vélo dans les rues de New-York, en ballade, avec chacun son chien d’une race différente !
Le groupe augmente sa consommation encore ludique d’hallucinogènes… Sly est le leader. Mais tous les membres de la Family partagent le même ressenti d’une Amérique en plein trauma. Les manifestations contre la guerre au Vietnam, la mort de Martin Luther King, celle de Kennedy… Le groupe s’imprègne de l’ambiance qui règne dans le pays de Johnson puis Nixon, du climat politique incendiaire.
Un an après Life, une session joyeuse, mais moins inspirée, « Everyday People », single extrait de Stand ! (1969), synthétise presque de façon utopique le rêve collectif d’une société plus égalitaire et libérée. Entre le message pacifique de MLK, proche de la vision transmise par ses propres parents, celui plus « Black Power » de la rue et des ghettos, Sly tente de tendre un fil. L’album et l’artiste gagnent en gravité ce qu’il perdent en innocence. « Everyday People » devient l’hymne d’une génération. Construit sur un crescendo, une lente montée traversée d’espoirs et de tensions jusqu’à la libération finale… le thème devient le symbole d’une nouvelle ère attendue.
Dans le tourbillon d’un succès qui s’amplifie, la performance du groupe à Woodstock en 1969, est une déflagration. Sly & The Family Stone se produit devant une foule immense : pour conjurer sa peur, Sly partage coke et mescaline avec les autres membres du groupe. Survoltés, la prestation de la Family fait basculer l’aventure collective dans une dimension que son leader ne maitrise plus. « Hot Fun In The Summertime », « Thank You (Fallentinme Be Mice Elf Agin) » placent le groupe en haut des charts, au sommet de sa popularité.
SLY, LE PIONNIER
Sly ouvre la voie, brise les codes. George Clinton et son Parliament-Funkadelic, mais aussi Les Temptations, incarnation de la Motwon, transfigurés (Psychedelic Shack, en 1970, produit par Norman Whitfield), puis Miles Davis, converti par sa jeune femme Betty Marbry, fan de Sly (On The Corner, en 1972) : toute la musique noire s’engouffre dans ce nouveau monde qui s’ouvre, porté par le souffle désinhibé initié par Sly et sa bande. Cameo, Zapp et surtout Prince, héritier le plus chimiquement pur de Sly, suivront.
Le succès et le nouveau statut d’icône isolent pourtant Sly Stone. Lorsqu’il décide d’emménager à Los Angeles, pour se rapprocher de cette mégapole qui aimante la production musicale, il ouvre sa nouvelle et gigantesque maison à ses potes d’enfance, comme pour ne pas perdre le lien avec sa propre histoire. Des potes qui le ramènent à ses démons, puissance dix : la drogue est omniprésente, et Sly sombre dans une fuite en avant destructrice, face à ce destin qu’il n’entrevoit plus. Même s’il appelle ses vieux comparses à la rescousse – Ike Turner, Bobby Womack, Buddy Miles – le mood collectif est contagieux. La consommation de cocaine, de PCP, augmente. Pris dans une spirale d’anxiété, Sly n’assure plus : en tournée, il multiplie les retards, puis carrément annule des concerts. La presse en fait écho. A peine cinq ans après la naissance du groupe, celui-ci commence à se désagréger. Les autres décident de partir, pour se sauver, pas pour le fuir.
Sly, dans ses moments de répit et de lucidité, travaille sur une machine rudimentaire, ancêtre des boîtes à rythmes, dont il tirera la boucle lancinante et addictive de « Family Affair ». Sa voix est vulnérable et touchante. Sly met deux ans et demi à finaliser et à livrer There’s A Riot Goin’ On (1971). « Deux ans et demi pour vous offrir un chef d’œuvre… Qu’est-ce que c’est ? » met en scène sa maison de disque, comme pour atténuer la rumeur d’un déclin amorcé. Sly chante : « Feel so good Inside myself… ». Un repli sur soi qui résonne comme un aveu, une manière de tirer un trait sur cette parenthèse de quelques années heureuses, d’espoir d’un monde plus fraternel, plus bienveillant.
DESCENTE AUX ENFERS
Le début d’une longue descente aux enfers, d’addiction et de réclusion. L’album Fresh (1973), introspectif et désenchanté, écorché mais fascinant, ressemble à une élégante sortie de scène.
En 1974, pour donner l’impression (l’illusion) de faire encore l’actualité, Sly se marie sur la scène du Madison Square Garden. Larry Graham et d’autres ont quitté l’aventure. Sly fait quelques apparitions pathétiques, à la télé comme sur scène, où il devient la caricature de lui-même. Le temps a passé, d’autres artistes ont surgi, avec cette flamme qui l’animait, mais qu’il n’a plus. Ses concerts sont désastreux. Lui et son pote George Clinton sont tombés dans le crack, et passent par la case prison. A peine entré dans la trentaine, le feu sacré s’est éteint. Sous les yeux de tous. Avec la douleur que cela suppose.
IMPOSSIBLE RETOUR
Pendant plusieurs décennies, toutes les rumeurs entourent son absence. Des fans partent à sa recherche. Quand il revient enfin et encore, pour une série de concerts chaotiques, sa silhouette fantomatique traverse la scène sans paraître s’incarner. Lors de son ultime come back, en 2007, on part l’écouter, l’approcher, au Nice Jazz Festival, sans trop se faire d’illusion, empreint d’un triste pressentiment. On se presse quand même pour assister à cet improbable (impossible ?) retour. On sort de cette soirée avec l’étrange sentiment de ne l’avoir pas vraiment vu, ni entendu, comme si une partie de nous préférait le savoir ailleurs, dans son monde, loin de cette réalité qu’il tenait à distance depuis si longtemps.
Et quand on le vit, incrédules, accidentellement, à trois heure du matin, descendre de sa chambre d’hôtel pour aller faire quelques pas le long de la mer, avec son chien, alors que nous essayions encore, assis au bar du Radisson sur la Promenade des Anglais, de saisir le sens de cette prestation désincarnée, quelques heures plus tôt, c’est un peu comme si le génie de Sly Stone dans une ultime impertinence, nous avait glissé d’une voix fatiguée et trainante, que tout cela n’avait plus d’importance…
A VOIR
Sly Lives ! Aka The Burden Of Black Genius, Réalisé par Questlove, Plateforme Hulu/Disney (1h50)
A ECOUTER
Dance To The Music (1968)
Life (1968)
Stand ! (1969)
There’s A Riot Goin’ On (1971)
Fresh (1973)