DES HÉROS PLEINS LES CARTABLES
PAR CHRISTIAN LARRÈDE
La douleur de la rentrée s’atténue souvent grâce aux bienheureuses nouveautés de la bande dessinée. En outre, ça permet de passer du bon temps. La preuve en un rapide panorama.
Circé, fille d’Hélios, est entrée dans la mythologie, et plus particulièrement au fil des pages de l’Odyssée d’Homère, en transformant les compagnons d’Ulysse en porcs doués de paroles. Il n’en fallait pas davantage pour qu’elle rallie la cohorte des femmes fatales, utilisant les charmes de leur sexe pour séduire, puis asservir les hommes. Richard Marazano livre une lecture bien différente de cette saga épique, où l’héroïne lutte en fait contre la domination masculine. Les quelques libertés prises vis-à-vis du récit original ne nuisent pas à la force du scénario, et l’utilisation de couleurs sombres sert admirablement le sentiment d’oppression et d’anxiété développé par l’album, alimenté par un érotisme crépusculaire. Hautement recommandé.
Si elle est héroïne, c’est à trois titres, car Georgia O’Keefe fut à la fois artiste peintre, théoricienne de l’art, et… femme, dans un univers (l’Amérique de l’immédiate après 1ère Guerre Mondiale) peu accoutumé à cette indépendance. Par ailleurs compagne et muse du photographe Alfred Stieglitz, son parcours brillant est évoqué dans un album à la douce monochromie, par un scénariste, Luca De Santis, coutumier des portraits de femmes fortes (Leda Rafanelli, La Gitane Anarchiste, en 2018). L’histoire, intime, se confond alors avec l’Histoire, celle des mouvements esthétiques (de l’Art Déco au minimalisme des années 60), et des soubresauts sociologiques. Troublant récit, dans lequel les paysages de l’Ouest américain et du Nouveau-Mexique incarnent des personnages essentiels.
Nous sommes dans l’Allemagne de 1927 : Gregor God n’aime ni les militaires, ni les bourgeois, ni le clergé. Alors, le fondateur de la Confrérie internationale des vagabonds ne tergiverse pas longtemps : il sera anarchiste. L’intellectuel humaniste inquiète vite le pouvoir en place, craignant l’avènement d’une cohorte de va-nu-pieds. Mais ses idéaux ne résisteront pas à la prise du pouvoir par Hitler, et God finira par succomber aux sirènes de l’Union Soviétique. Au mitan de ces pages, Le Roi Des Vagabonds semble surgir d’un passé aux contours mal définis, sans dimension intime, ce que l’on pourra déplorer. En contrepartie, l’encre des dessins de Bea Davies rend superbement les péripéties d’un récit âpre, une histoire de combat, même si bien oubliée aujourd’hui.
Même les héros du quotidien ne sont pas épargnés par le mystère et l’ambiguïté : dans Zénith, la graphiste sévillane María Medem conte l’étrange histoire du Potier et du Souffleur, qui, quotidiennement dans l’orangé d’un soleil au zénith, se retrouvent pour échanger sur leurs sommeils respectifs, et les rêves qui les troublent. Ce bel ordonnancement sera perturbé par un fait inattendu, qui permet à l’aventure de dérouler ses fastes. Les paysages oniriques choisis par l’autrice confortent un sentiment d’étrangeté, les modifications d’angles et de perspectives, virtuoses, génèrent la profonde originalité de l’ensemble. Les nuances sensuelles du récit rappellent, dans ce jeu perpétuel avec la réalité, que la vérité est ailleurs. Un album subtil, et à l’esthétique parfaitement originale.
Le marathon, c’est autre chose. On dira : le point culminant d’une tradition athlétique, qui laisse nu et seul 42,195 kilomètres durant, mais également le triomphe d’une hiérarchie rarement bousculée. Le 5 août 1928, à Amsterdam, Ahmed Boughéra El Ouafi, français d’origine algérienne et mécano aux usines Renault de Boulogne-Billancourt, n’a pas intégré ces paramètres. Il se contente de courir, plus vite, plus haut, plus fort que les autres, et remporte l’épreuve-reine. Il incarne par la suite le symbole du sportif oublié, finissant dans la misère pour avoir tenté une carrière professionnelle, et disparaissant prématurément dans un attentat attribué au FLN. En sépia et graphisme impressionniste, Nicolas Debon (qui avait consacré un précédent album au cyclisme, Le Tour Des Géants), rétablit, en larges planches où règne souvent le silence, la légende d’un sportif qui, cette année-là, conquit la seule médaille française en athlétisme. Le tout en un album tendre et respectueux.
Enfin, les héroïnes les plus exceptionnelles restent celles qui traversent les âges, les cultures, et les stades de maturité. Ainsi d’Ariane, petite fille en son jardin, qui, en compagnie de son lapin Billy, doit recouvrer son chemin parmi les frondaisons, ou d’Ariane adulte, croisant une petite fille homonyme entre les pages de l’album qui lui est consacré, et qui charge un détective privé de retrouver sa sœur, égarée en un labyrinthe. En deux albums distincts, la russo-libanaise Nadja, née en Égypte et fille de l’autrice et illustratrice Olga Lecaye, joue avec un mythe antique, et refuse, en des planches amples et expressionnistes, d’offrir le nouvel avatar d’une Ariane, séduite, abandonnée et délaissée par la muflerie de son galant Thésée. Tout est moins unidimensionnel que l’on pourrait le penser… surtout si l’on se souvient qu’Ariane sut, par la suite, se consoler dans les bras de Dionysos, dieu de la vigne.
PATRICK SPÄT/BEA DAVIES
Le Roi Des Vagabonds
Editions Dargaud, 160 pages, 19 €
LUCAS DE SANTIS & SARA COLAONE
Georgia O’Keefe-Amazone De L’Art Moderne
Editions Steinkis, 192 pages, 24 €
RICHARD MARAZANO/GABRIEL DELMAS
Circé, La Magicienne
Editions Dargaud, 64 pages, 15 €
MARÍA MEDEM
Zénith
Editions Rackham, 108 pages, 19 €
NICOLAS DEBON
Marathon
Editions Dargaud, 120 pages, 19,99 €
NADJA
Le Fil D’Ariane & Le Jardin D’Ariane
Actes Sud Bd, 224 pages, 19 €/32 pages, 15 €