LE BLACK WOODSTOCK
PAR ROMAIN GROSMAN
L’été 1969, l’histoire (de la musique) n’avait jusque-là retenu qu’un événement : le festival de Woodstock, rassemblement de toute une jeunesse (très majoritairement blanche), momentum de la contre-culture, de la rébellion d’une génération en rupture avec la société de consommation, la guerre du Viêt-Nam…
Stockées dans des archives depuis un demi siècle, des dizaines d’heures de tournage viennent de ressusciter un autre épisode tout aussi marquant de cette année charnière, qui se tint à moins de trois cent kilomètres de là, au cœur de Harlem, où la communauté noire se rassembla pendant plusieurs week-ends pour écouter ses héros, de B.B.King à Nina Simone en passant par Mahalia Jackson et les Staple Singers.
On imagine l’émotion ressentie par ceux qui exhumèrent ces bandes. Une émotion que l’on retrouve dans la voix, dans le regard des acteurs–artistes et témoins-spectateurs retrouvés, jeunes (à l’époque) hommes et femmes de la communauté noire qui participèrent à cet événement totalement effacé des livres et des registres, mais pas de leur mémoire.
L‘Amérique noire, dans cette décade sanglante, a perdu Martin Luther King, Malcolm X, de nombreux activistes, connus ou anonymes : la répression policière et étatique est systémique et impitoyable. Les émeutes et révoltes grondent dans de nombreux centres urbains, surtout dans la touffeur des mois de juillet et d’août.
Lorsque Tony Lawrence, chanteur de charme peu connu mais personnage à l’entregent confirmé obtient de John Lindsay, maire de New York de l’époque et soutien du mouvement droits civiques, le feu vert pour organiser avec davantage de moyens la troisième édition du Harlem Cultural Festival, dans le Mount Morris Park (aujourd’hui rebaptisé Marcus Garvey Park), il parvient à « monter » un plateau unique pour l’époque. Stevie Wonder, Gladys Knight, David Ruffin, Hugh Masekela et quantité d’autres têtes d’affiche répondent à son appel.
Le peuple de ce quartier emblématique de New York s’offre une parenthèse inespérée dans un quotidien de violences, de misère, et de désespoir. Les drogues dures déciment les rues des grandes villes.
Et les leaders de la culture afro-américaine prennent le relais des figures politiques de la communauté, Black Panthers et intellectuels, pour incarner l’identité, les racines et l’unité de ces milliers de gens accourus pour le plaisir d’assister aux performances de leurs héros, et peu à peu gagnés par un puissant sentiment de cohésion et de fierté.
Et c’est toute la justesse des concepteurs de ce documentaire, à commencer par Questlove (producteur), de ne pas s’être contentés de monter bout à bout les concerts – même si on ne serait pas contre une version longue avec l’intégralité des six concerts qui débutèrent le 29 juin 1969 et réunirent près de 300000 personnes -, pour donner à ce document sa vraie dimension, sociale, politique et, on peut le dire, historique. Quand l’Amérique bourgeoise et blanche regarde vers le ciel où ses astronautes décrochent la lune, une autre Amérique, noire, à la peine, bataille avec la réalité. « La conquête de l’espace, ce n’était pas notre affaire », rapporte l’un des spectateurs interrogé par l’équipe du film. Chaque jeune venu voir et entendre ses idoles, dans des tenus soignés ou originales, repart gonflé par la force du sentiment d’appartenance à un mouvement profond marqué notamment par un retour aux sources, à un afro-centrisme assumé. Les révérends Al Sharpton, Jesse Jackson, re-contextualisent l’événement. Et la présence des grandes figures du blues (B.B.King, Mahalia Jackson), du gospel (les Staple, le Hawkins Choir), de la soul (Stevie Wonder), de la pop (The 5th Dimension), du jazz (Abbey Lincoln et Max Roach), du funk (Sly and the Family Stone dynamitant la foule sur « Higher »), tend au public un miroir idéal pour prendre la mesure de la richesse de sa culture, et pour remettre des sourires sur les visages et du courage dans les cœurs et les esprits de tous.
Avec pour point d’orgue la performance extraordinairement emblématique et pleine d’aplomb d’une Nina Simone – formidable interprétation de « Backlash Blues » -, sublime en reine afro-américaine de ce rassemblement fraternel et fervent.
Le Maire de New-York s’était peut-être acheté une paix de quelques semaines, toute une communauté avait surtout traversé cet été particulier comme portée par un grand souffle d’espoir.
SUMMER OF SOUL (…Or When The Revolution Could Not Be Televised)
Produit et réalisé par Questlove
117 minutes
Grand Prix du jury et du public catégorie Documentaire au Festival Sundance 2021
Disponible sur la plateforme Disney via Hulu