LA LIBERTE CONDAMNEE
PAR FRANCISCO CRUZ
La situation que traverse la société mondiale aujourd’hui, soumise à la peur de la mort, incontrôlable, par contamination virale, invite à réfléchir sur le conditionnement collectif exercé par les centres de pouvoir ces dernières 40 années. Sur une population qui, dans une immense majorité, ignore presque tout des forces qui dirigent la planète et sur les effets désastreux que leurs directives ont sur la vie des hommes et de tous les êtres vivants.
On vit, probablement, le premier épisode d’une série de tragédies qui traduirait le point culminant de l’une des phases les plus réactionnaires de l’évolution humaine. Une phase qui eut pour cadre premier la répression violente des révolutions libertaires – aux expressions diverses – surgies dans le monde durant la décennie 63-73 du vingtième siècle. Outre les révolutions socio-politiques, avortées ou assassinées, il y eut alors des révoltes et des rebellions, des transformations et des évolutions, spirituelles et comportementales, que les forces réactives de la société combattirent et réduisirent à une survie marginale et souterraine. Parmi elles, la transmutation des valeurs incarnées par le mouvement hippie (la révolution des fleurs, nommée ainsi pour son caractère pacifiste) et, notamment, son versant psychédélique.
Le changement de perspective et l’ouverture de possibilités pour la vie humaine, permis par l’altération de la conscience provoquée par la consommation de la psilocybine (extraite de certains champignons) et son substitut chimique, le LSD, ne pouvaient pas être tolérées par des forces (économies néo-libérales, empires industriels transnationaux, politiques conservatrices, etc) qui se fixaient comme objectif la soumission de l’être humain par la force (dictatures, guerres) ou par la satisfaction des plaisirs primaires (possession de biens, consommation exacerbée).
La vie communautaire et libérée des tabous, préconisée par la révolution des fleurs, fut ainsi vite réprimée pour privilégier un comportement ultra individualiste et compétitif, qui transforma les hommes en individus isolés et manipulables. Quarante ans se sont écoulés, avec l’apogée et le déclin de Wall Street, l’implantation de dictatures militaires remplacées ensuite par des dictatures industrielles et financières, dont les paradigmes sont aujourd’hui les industries alimentaire, pharmaceutique et de télécommunications.
Paradoxe de l’histoire, c’est au moment où la progression industrielle et technologique semble atteindre une vitesse vertigineuse (marché globalisé, nano-technologies, téléphonie 5G…), et que les dérèglements environnementaux et sanitaires s’avèrent catastrophiques pour la santé humaine et animale, que les études et les expérimentations autour de la psilocybine reviennent d’actualité. Incorporées à la recherche médicale conventionnelle et dans un cadre universitaire où elle n’avait jamais été acceptée auparavant.
De nombreux artistes, de diverses disciplines – musiciens, danseurs, écrivains, peintres…-, ont exploré jadis (et explorent encore) les chemins ouverts à la conscience par la psilocybine. La génération des Beatles, Rolling Stones, Jimi Hendrix, Santana, Led Zeppelin, David Bowie…aussi des Miles Davis, Don Cherry, Charles Lloyd, John McLaughlin… ou encore des Milton Nascimento, Nana Vasconcelos, Jerry Gonzalez…, ont été initiés aux rituels des champignons et/ou aux performances sous LSD. Leur apport à la création musicale est indubitable.
Le LSD et les champignons hallucinogènes ne sont (n’ont jamais étés) des souvenirs ancestraux, ni des habitudes nostalgiques de la flower revolution. En ce moment même, ces substances psychédéliques sont intégrées aux recherches cliniques (psychothérapeutiques, neurologiques, psychiatriques). Elles permettent des (nouveaux) traitements de la dépression, des addictions nocives pour la santé, ou de l’anxiété qui accompagne souvent l’approche de la mort. Avec des résultats remarquables.
Cet ouvrage n’est pas une prolongation contemporaine des explorations des amérindiens du désert de Sonora et leur passage – grâce au peyotl – du monde tonal à celui du nahual, décrit par l’écrivain Carlos Castañeda dans une série d’ouvrages publiés à la fin des années soixante. C’est le résultat des recherches du journaliste du New York Times, Michael Pollan, également professeur à Berkeley (Californie), qui a expérimenté les effets de la psilocybine. Il a rencontré des chamans modernes, des guides spirituels, des nouveaux scientifiques qui cartographient notre cerveau. Son livre raconte un fascinant voyage au plus profond de lui-même, et nous donne un aperçu de ce à quoi pourrait ressembler l’avenir de la conscience, si l’usage de la psilocybine est intégré à la vie actuelle. Dans ce temps où toutes les valeurs qui guidaient la société depuis un siècle (idée du progrès, succès de la technologie industrielle, primauté de l’argent, éloge de la consommation, exploitation à outrance des ressources naturelles) semblent obsolètes, sinon une retentissante erreur de civilisation.
MICHAEL POLLAN
Voyage Aux Confins De L’Esprit
Editions Quanto, 440 pages. 24€50